Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses livres et le bruyant voisinage du peuple des grenouilles, lesquelles ont bien pris leur revanche depuis le jour où saint Gond, dont elles dérangeaient les élans spirituels, obtint du Seigneur qu’il ne leur donnerait la voix qu’à tour de rôle. On assurait encore au xviiie siècle qu’il ne s’entendait jamais plus d’une grenouille dans les marais[1]. Mais sans doute que, quand le prieuré fut désaffecté, l’interdiction tomba, et l’abbé Millard est une âme trop pleine de mansuétude pour en demander le rétablissement. Partagé entre ses travaux d’érudition et ses travaux champêtres, coiffé, pour se livrer aux uns, d’un fez écarlate qu’il a rapporté d’un pèlerinage à Jérusalem, et, pour se livrer aux autres, d’un chapeau de jonc qui le fait ressembler à tous les faneurs du voisinage, une crise d’hydropisie l’avait obligé d’interrompre, peu avant la guerre, la rédaction d’une Vie de saint Gond, à laquelle il veut consacrer le dernier effort de sa plume : il était au lit et à sa dix-huitième ponction quand on annonça l’approche des Allemands. « Je vais donc revoir Attila, » dit-il. Mais sa gouvernante ne l’entendait pas ainsi. C’est une maîtresse femme, qui, hors les cas réservés, mène les affaires de son maître tambour battant. « Qu’avez-vous à sauver ici, monsieur le curé ? En fait de paroissiens, vous n’avez que des grenouilles. Elles se défendront bien toutes seules contre votre Attila. Allons, houp ! » Et, dans une brouette, elle chargea son maître et l’emmena à Oyes.

Il était temps : nos tirailleurs arrivaient. L’endroit, un coude de la route et les ruines des bâtimens voisins, semblaient favorables à une embuscade. Un officier jette un ordre : avec des pierres sèches, des troncs d’arbres, des fagots, des meubles, des charrettes renversées, toutes sortes de matériaux empruntés au prieuré et à la ferme voisine de la Lune, les tirailleurs, en quelques minutes, eurent construit une imposante barricade. Quelques fils de fer et une tranchée continue, comme en pratiquaient les Allemands, auraient mieux fait l’affaire. Mais nous restions fidèles aux vieux erremens, et, presque partout, nos hommes se battaient à découvert ou derrière de simples javelles et des troncs d’arbres. Telle quelle, avec ses deux petites « niches »[2] aux extrémités pour recevoir des mitrail-

  1. Mémoires historiques de la province de Champagne, par M. Baugier, seigneur de Breuvery, 1721
  2. Expression de M. l’abbé Millard.