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l’esprit, glace le cœur. La nièce de Mme du Deffand, sa nièce ou peu s’en faut, Julie de Lespinasse, elle, c’est un cœur qui brûle, et qui ne sait pas pourquoi il brûle, mais qui le sent. D’ailleurs, n’allons pas la considérer comme le type des amoureuses dans la seconde moitié du siècle : une passion telle que la sienne, à toute époque, est rare, est un accident, une catastrophe. Mais d’autres femmes de son temps ont aimé, avec moins de fureur, ont aimé pourtant et, jusqu’à la mort, n’ont fait que d’aimer. Peut-être, dit le marquis de Ségur, n’est-ce pas là, pour toute une existence, un idéal qui suffise à tous égards. Une faiblesse ? Entre les faiblesses des hommes et des femmes, répond-il, la plus excusable peut-être, sinon la plus anodine.

Pour avoir regardé tant d’âmes, le manège de leur amour et de leur chagrin, pour avoir vu naître et mourir tant de crédulités si tendres, l’historien de leurs passions, de leurs caprices, de leur duperie était venu à quelque désenchantement, qui ne lui ôtait pas sa curiosité, mais qui ajoutait à sa mélancolie amicale une autre mélancolie, celle de l’intelligence qui a perdu ses chimères. L’infidélité de ses héroïnes cesse de l’étonner : il l’avait devinée. Et les bizarres détours des imaginations éprises ne l’émerveillent plus : « il faudrait, dit-il furtivement, avoir peu vécu... » Il avait, dans son étude minutieuse, vécu toutes ces existences d’autrefois ; l’expérience d’autrefois lui avait éclairé tout le tracas de la destinée humaine et, au sujet d’une grande douleur qui s’était consolée, il écrivait : « le sort de tous les sentimens humains... » Le sort de tous les sentimens humains : l’oubli ; et, si l’oubli est la guérison de toutes les douleurs, il est la pire misère de notre sort, il est la mort dans notre vie. Le soin que le marquis de Ségur apportait à sa recherche, à sa trouvaille du passé indique en lui ce désir constant de résister contre l’oubli et la mort, cette volonté de leur prendre ce qui était sur le point de leur appartenir et ce qu’ils commençaient d’ensevelir déjà. Disputer quelques parcelles de vie ancienne à l’oubli et à la mort, c’est l’histoire.

Sa galerie de portraits ressemble à celle de La Tour. Dans les petites salles du musée de Saint-Quentin — que Dieu protège ! — la Pompadour, la du Barry, Mme Favart, et Fel pire que jolie, Puvigné la danseuse, Marie-Josèphe de Saxe, la demoiselle Camargo, de jeunes filles naïves ou futées, de petites bourgeoises frivoles, dont on ne sait plus rien aujourd’hui, sinon que voici