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mariages, et qu’on n’a pas contractés à la légère ; de libres mariages, et auxquels on est plus volontiers fidèle, parce qu’on a choisi davantage. La morale y gagne peu ; mais enfin la dignité de la vie en est sensiblement relevée : « cette irrégularité même comporte quelque vertu. » Peut-être faut-il attribuer à Jean-Jacques Rousseau et à Richardson, à la Nouvelle Héloïse et à Clarisse Harlowe, une influence de telle sorte... Les femmes lurent ces romans et y découvrirent, ô merveille ! un trésor de vertu : « Dans les ruelles et dans les boudoirs, il sembla qu’un long frémissement secouât leur torpeur égoïste ; elles s’éveillèrent, comme au souffle vif du matin. Leurs yeux s’ouvrirent ; elles prirent conscience du mal obscur dont elles souffraient, le vide moral, le néant des plaisirs, la vanité d’une existence sans idéal ; et le remède leur apparut dans le retour aux joies du cœur et à la vie sentimentale. Au fond de ces âmes desséchées se rouvrit la source des larmes ; la flamme éteinte se ralluma, plus brillante après les ténèbres ; et l’amour apparut comme un dieu nouveau, bienfaisant, d’autant plus adoré qu’il avait été plus méconnu... »

Mme du Deffand est une personne de la première moitié du siècle et qui n’avait pas reçu la révélation de la Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Le marquis de Ségur aimait à raconter, avec une tristesse gracieuse, une soirée que la spirituelle marquise, devenue vieille et aveugle, passe, dans le salon de Saint-Joseph, auprès de son vieil ami Pont de Veyle, amant d’autrefois et qui, depuis cinquante ans, lui rend visite chaque jour. Elle appelle : « Pont de Veyle ? » et elle lui demande où il est. « Au coin de votre cheminée, madame. — Les pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis ? — Oui, madame... » Il y a un silence ; puis elle se souvient tout haut : « Il faut convenir qu’il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre... » Pont de Veyle y consent. « Cinquante ans ! — Oui, cinquante ans passés... » Et, dans ce long intervalle, pas un nuage, pas même l’apparence d’une brouillerie !... Elle est enfoncée dans son grand fauteuil. Pont de Veyle, un peu allongé dans une bergère, admire également la sérénité de leur ciel. Et elle s’avise de tout expliquer : « Pont de Veyle, cela ne viendrait-il pas de ce qu’au fond nous avons toujours été indifférens l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, madame. » Leur soirée continue ; et puis leur vie, quelques années encore... Cette petite anecdote, qui amuse