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D’Alembert, lorsque Julie de Lespinasse eut trépassé, lut imprudemment les liasses de lettres que son amie n’avait pas brûlées. L’amoureuse, et non amoureuse de lui, le chargeait par testament de classer avec discernement ses papiers, de restituer certaines correspondances, de détruire les autres. Il connut ainsi que, depuis des années, il avait cessé d’être « le premier objet du cœur de Julie. » Il ne put douter des amours de Julie et du marquis de Mora, des amours de Julie et du comte de Guibert. Et Julie avait conservé les lettres de Mora, les lettres de Guibert : elle n’avait conservé aucune lettre de lui. Une si brusque révélation d’indifférence le blessa. Pour le consoler, on lui disait qu’il aurait dû s’apercevoir plus tôt d’une indifférence bien visible ; et il répondait en pleurant : « Oui, elle était changée ; mais, moi, je ne l’étais pas ! » Et il écrivait : « Tout est perdu pour moi, je n’ai plus qu’à mourir ! » Et il croyait qu’il avait perdu, auprès de Julie, seize années de son existence. Il accusait l’ingrate ; et il était ingrat lui-même, car il oubliait que, durant seize années, Julie avait été la joie, l’intérêt, la douceur de son existence. Le peintre de Julie ne la juge pas comme fît d’Alembert : « Pour nous, dit-il, qui, mieux instruits que lui sur son ingrate et malheureuse compagne, avons pu suivre jour par jour les phases de cette existence tourmentée et pénétrer profondément dans les replis de cette conscience, ne devons-nous pas accorder à l’héroïne de cette histoire l’indulgence qu’on ne refuse guère aux créatures humaines dont l’âme intime nous est connue et qu’il nous est loisible de juger d’après leurs sentimens plus que d’après leurs actes ? Elle a gravement péché sans doute, mais elle a cruellement expié ; et, si elle a beaucoup souffert, au moins a-t-elle beaucoup vécu. Peut-être ne faut-il ni la condamner ni la plaindre... « Il y a là un peu plus qu’un pardon... Et, Marie-Catherine de Brignole, si elle a fait parler d’elle, ce fut en mal. Les pamphlétaires de la Révolution la traînent dans la boue. Même, une « amie » écrit — et, il est vrai, ne signe pas : — « Madame de Monaco a soupé ici hier ; il y avait quarante personnes. En vérité, je ne conçois pas comment elle ose se montrer dans le monde ! » Sa liaison publique a été un long scandale, certainement. Le peintre de Marie-Catherine de Brignole nous supplie de ne pas oublier ses chagrins, son dévouement. Il l’appelle une « victime des hommes » et nous rappelle qu’elle