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une nouvelle profanation. A Malaca, son ami Pereira, qu’on n’appelait plus que l’Ambassadeur, prépara une réception solennelle, où seuls le capitan et ses flatteurs ne parurent point. On commença par ouvrir son cercueil. Il semble qu’on ait besoin d’en retirer un corps qui ne soit point décomposé pour croire à la sainteté de cette grande âme. On le porta dans l’église de Notre-Dame du Mont dont les murs subsistent encore et dont une des pierres tombales recouvre les restes du second évêque du Japon. Là, on l’enterra selon l’usage, sans bière, enveloppé d’un linceul ; et les pilons des Cafres, qui tassèrent le sol, lui aplatirent le nez et lui enfoncèrent une pierre dans le côté gauche. Il y resta cinq mois. Le soir du 15 août, le Père Jean de Beira et Diogo Pereira le déterrèrent secrètement et le déposèrent dans un beau coffre garni de damas. Ils le gardèrent jusqu’au 11 décembre, où ils le confièrent à un navire fatigué qui faisait son dernier voyage de l’Inde. Et la pauvre chose, qui conservait sa forme, reprit la mer et retraversa ces flots où l’âme qu’elle avait logée avait tant de fois prié dans l’aurore et dans la nuit et dans les tempêtes. Elle toucha le rivage de Ceylan ; elle atterrit à Cochin. Enfin, elle entra au port de Goa. L’époque de l’année était la même que la dernière fois que François en était parti. La ville se précipita à sa rencontre. Le clergé lui-même faillit oublier la tristesse de la Semaine-Sainte et faire sonner toutes ses cloches. Le gouvernement, la noblesse, le peuple, contemplèrent, revêtu d’un surplis et d’une aube très riche, encore reconnaissable, mais rapetissé par la mort, l’homme que Dieu leur avait envoyé et qu’ils n’avaient jamais reçu avec de pareils transports. Des milliers d’hommes et de femmes lui baisèrent les pieds, ces pieds qui avaient tant foulé la terre ; mais, parmi ces baisers, il y en eut un qui fut une morsure, lui arracha un doigt et lui tira, dit-on, quelques gouttes de sang. L’évêque, mort trois mois plus tôt, ne vit pas ces grandes processions ni toutes ces lumières sous des nuages d’encens. Barzée, lui, condamné au séjour de Goa, s’était éteint comme une torche dans une chambre sans air : « Maître Gaspard, ne vous imaginez pas que je suis mort ! » Depuis huit mois Maître Gaspard savait à quoi s’en tenir.


Telle fut la vie de cet homme mort à l’âge de quarante-six ans. Nous ne nous flattons point d’avoir promené la lumière