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écarte le souvenir de son misérable insulteur, l’ombre de Gomez lui réapparaît et le tourmente encore. Il en arrive même à se défier de Barzée. Résistera-t-il au démon de l’orgueil ? Ne va-t-il pas croire, lui aussi, que François ne rentrera jamais plus à Goa ? « Maître Gaspard, n’oubliez pas les avis que je vous laissai et ceux que je vous ai écrits depuis... Ne vous imaginez pas, comme d’autres firent, que je suis mort, car, si Dieu veut, je ne mourrai pas, bien qu’il y ait eu un temps où plus qu’à présent je désirai vivre. » Dernier soubresaut d’énergie, mais suivi du mélancolique aveu de sa dépression. Jamais il n’a été plus las.

Le nombre des bateaux dans la rade de San Choan décroissait de semaine en semaine. Il attendait toujours l’embarcation de son marchand chinois. Il attendait tout ce qu’elle lui apporterait de labeurs, de croix, de supplices et de martyre, avec le regard profond, la douceur triste et tendue des naufragés ou des vieux parens qui guettent l’apparition d’une voile, leur salut ou leur amour. Un matin, il demanda où était son hôte portugais : on lui dit qu’il était parti. Hormis le Santa Croce, tous les navires s’étaient éloignés. Subitement, il se sentit très mal, et il eut envie de regagner le bateau. Il n’y passa qu’une nuit où il grelotta la fièvre et souffrit du roulis. De grand matin, il revint au rivage, portant sous son bras une paire de chausses en drap qu’on lui avait données contre la bise. Un Portugais le prit dans sa cabane et lui dit : « Votre Révérence est très malade : il lui faut une saignée. » On le saigna : il s’évanouit. Le lendemain, seconde saignée, nouvel évanouissement. Antonio retourna au navire qui était à une lieue en mer, et le capitaine lui fit cadeau d’une poignée d’amandes. Ce fut le dernier présent du Portugal à son apôtre. Il n’y goûta pas. Son estomac ne pouvait plus rien absorber. Il parlait à haute voix, les yeux au ciel, le visage coloré de la même allégresse que jadis quand il prêchait aux pauvres pêcheurs de perles. Antonio reconnut sur ses lèvres la prière : Tu autem meorum peccatormn et delictorum miserere. Mais le mourant prononçait aussi des mots étranges, des mots que seuls les gens du pays basque auraient compris. A un certain moment, il se tourna vers Christophe ; il regarda la figure de ce domestique hindou dont la mort prochaine de son maître commençait à dénouer le masque obséquieux, et il lui dit : « Que tu me fais de peine ! » Quelques mois plus tard, le Malabar, qui s’était débauché, tombait frappé