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ont trop bonne opinion d’eux-mêmes. On sent que l’image de Gomez le harcèle. C’est Gomez, c’est son esprit, c’est sa superbe qu’il veut à tout prix exorciser de la Compagnie. « Humiliez-vous. Ne perdez pas de vue un moment qu’il y a dans l’enfer beaucoup de prédicateurs qui eurent plus que vous la grâce de bien prêcher et dont les prédications firent plus de fruit que les vôtres : ils furent les instrumens de la conversion d’un grand nombre, mais, ce qui épouvante, pendant qu’un grand nombre, par eux, allaient au ciel, eux, les misérables, allaient en enfer... »

Quant aux autres missionnaires, il les rompait à l’obéissance et à l’humilité. Soyez humbles et encore plus humbles ! Humiliez-vous en vous-même, intérieurement, devant Dieu ; et que tous vos actes respirent l’humilité. L’humilité est par excellence la vertu chrétienne. Mais on éprouve, à l’entendre le répéter, la même oppression qu’en présence d’un homme qui, en s’efforçant d’assouplir le corps humain, risquerait d’en briser les membres. On se dit aussi qu’il peut être dangereux d’exiger en tout et partout les formes les plus pénibles de cette rude vertu ; l’orgueil ne trouvera-t-il pas le moyen de s’y loger et de s’y accroître même de toute l’incommodité qu’il y subira ? Une vertu, au profit de laquelle on détruit ainsi l’équilibre de toutes les autres, ne finira-t-elle pas par en tenir lieu ? Et l’on songe encore que, dans ses manifestations extérieures, elle met entre les hommes autant de distance que la fierté la plus hautaine.

Du reste, tant qu’il fut à Goa, on vécut autour de lui en grande ferveur. Il y avait un tel charme dans ce maître autoritaire, dont la sainteté ne faisait de doute pour personne, que ceux-là mêmes qui le craignirent gardèrent de son passage le souvenir d’un rayonnement. Ils étaient là, les yeux baissés, et c’était à qui supplierait Dieu dans le silence de son âme d’être celui que le Père emmènerait vers la Chine monstrueuse. Le jeune Texeira, qui devait un jour écrire sa vie, le contemplait à la dérobée et gravait dans sa mémoire cette belle figure amaigrie au front large, aux yeux noirs, aux regards souvent levés au ciel comme vers sa patrie et qui, bien qu’elle ne rît jamais, avait toujours l’air riant. On l’épiait ; on tâchait de surprendre ses extases au pied de l’autel : on crut le voir plusieurs fois soulevé dans l’air. Il recherchait la solitude. La nuit, il descendait au jardin, et, la soutane ouverte, offrait au léger souffle de la brise et à la lumière des étoiles son cœur brûlant d’amour.