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reprit François, je n’ai jamais fait de commerce. » Mais le Bonze, d’une mine altière, repartit : « Il y a quinze cents ans, tu me vendis cent pièces de soie, où je gagnai une forte somme. » — « Comment, dit François, avez-vous pu m’acheter de la soie il y a quinze cents ans, puisque le Japon n’est peuplé que depuis six cents ans ? » — « Tu vas comprendre pourquoi ; je connais mieux les choses passées que tu ne connais les présentes. Sache que le monde n’a pas eu de commencement et que les hommes qui y sont nés ne peuvent avoir de fin... » Puis il lui expliqua l’éternelle transmigration des âmes et que les bonnes mémoires, comme la sienne, se rappellent leurs vies antérieures.

Cette attaque brusquée est tout à fait dans la manière des Japonais. C’est bien ainsi que procèdent les graves plaisantins en robe de soie des comédies et des farces, et, très souvent, les bonzes populaires. Ils ont gardé le goût des jeunes sociétés pour les sphinx et pour les énigmes dont le mot assure à qui le devine la royauté. Le Bonze spéculait sur le trouble de François et pensait mettre les rieurs de son côté. Il les y eût mis dans un autre milieu, sur une place publique. Pinto est certainement exact. Et il a encore retenu deux ou trois questions que je crois authentiques pour en avoir entendu d’analogues, et qui nous montrent avec quelle aisance l’argumentation japonaise passe de la finesse à la puérilité. Le même homme, qui aborde le problème angoissant du mal dans le monde, demande, un instant après, pourquoi les Portugais donnent à la divinité des noms sales, c’est-à-dire des noms dont le son évoque en japonais des idées grossières. Qu’on ne s’y trompe pas, les auditeurs attachent souvent la même importance à l’une et l’autre de ces deux questions. Et elles fatiguent diversement, mais également, celui qui est sur la sellette, car l’une l’impatiente et le décourage de répondre à l’autre, et l’autre lui parait quelquefois si profonde qu’il craint de ne pas avoir bien compris celle qui lui paraissait absurde. Un jour, François se tourna vers le capitaine portugais et murmura : « Ce n’est pas le bonze qui a trouvé tout seul cette objection : le Diable la lui a soufflée. » L’Européen ne savait jamais s’il avait en face de lui un enfant ou un homme, une intelligence à peine éclose ou le plus délié des sophistes. De pareilles controverses surmènent la patience et accablent l’esprit.

Yoshishigé n’oublia jamais les deux mois que François