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se fût point acclimaté au Japon si les daïmio et les samuraï ne l’avaient protégé et adopté ; et il est non moins incontestable qu’en dehors des intérêts commerciaux qui lui ont procuré la tolérance de quelques princes, mais qui ne les ont point amenés au baptême, la plupart des hommes instruits et des bonzes, dont il a conquis l’âme, y ont été poussés par leur intelligence et leur avidité de savoir. C’est désolant pour le Bouddhisme ; mais nous n’y pouvons rien. Il avait donné aux Japonais une sensualité très fine, de beaux songes somptueux et mélancoliques, un sens délicat des nuances et du mystère, des vertus souvent admirables de renoncement et d’ascétisme : il ne leur avait point développé l’esprit. Ces héritiers d’une civilisation, qui comptait au moins neuf siècles, ne connaissaient guère plus l’univers que s’ils avaient vécu dans un palais de fées. Ils se nourrissaient d’extravagances solitaires et trompaient par de vaines arguties le besoin de leur intelligence. Le premier service que leur rendit le Christianisme fut de les tirer d’un monde enchanté et de les conduire au seuil de la science. Mais ils en rendaient un très grand aussi à François. « Il faut des missionnaires instruits, écrira-t-il à Ignace, des hommes rompus aux joutes universitaires. » Il comprend enfin que le missionnaire doit unir aux vertus de l’apôtre une instruction supérieure, et qu’il ne serait point mauvais que l’évangélisateur apportât avec lui un traité de physique, que l’homme de Dieu fût un peu astronome. C’est au Japon que, pour la première fois, en sa personne, la Compagnie de Jésus concevra la nouvelle forme de l’apostolat dont elle demeure l’incomparable maîtresse.

Le Christianisme pouvait ainsi s’emparer d’une très vaste région de l’activité intellectuelle que le Bouddhisme avait laissée en friche. Ce n’était pas sa seule chance de s’imposer aux Japonais. Tel que François le présentait, plus moral que théologique, il satisfaisait pleinement les instincts de générosité et de probité qu’une éducation confucéenne et féodale avait fortifiés chez la petite noblesse japonaise. L’invasion du Japon par la doctrine bouddhique ne prouve que la nullité de sa religion primitive ; car rien dans son génie ne le prédisposait à adopter les spéculations de la métaphysique hindoue. Elles se sont rapetissées en pénétrant dans les maisons japonaises ; mais, même réduites, elles restent encore étrangères aux préoccupations d’un peuple foncièrement guerrier. Quel étrange spectacle