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au cœur de l’hiver. Le délicieux Japon eut pour ses premiers hôtes d’Europe des cruautés de pays arctique et de désert. Ils ignoraient les chemins, se perdaient à travers ces jolies contrées montagneuses qui n’étaient plus que marécages, fondrières, pentes glissantes et torrens débordés. Heureux quand ils pouvaient se joindre à une petite caravane. Mais on se moquait d’eux : « Puisque vous venez du temple des cieux, pourquoi ne leur dites-vous pas, à ceux de là-haut, de jeter un peu moins de neige ? » Les auberges les repoussaient, non par fanatisme religieux, mais parce qu’ils étaient étrangers et pauvres. Et plus François montait vers Kioto, plus il se rapprochait de la zone des guerres civiles. Qu’il y soit parvenu et qu’il en soit revenu, nul miracle dans sa vie ne me paraît plus évident. Ses jambes enflèrent ; le soir, ses pieds saignaient des blessures qu’il s’était faites sans en avoir eu conscience. Quand il le pouvait, il achetait des fruits secs et les distribuait avec sa bénédiction aux enfans qui pourtant le harcelaient d’injures et lui lançaient des pierres. Nous ignorons les villes par où ils passèrent et même le nom du havre où, épuisés, ils s’embarquèrent dans une jonque qui les déposerait au port de Sakai, à vingt lieues environ de Kioto. Jour et nuit, ils restèrent assis sur le pont au milieu de jeunes marchands dont leur présence excita les propos graveleux. L’un d’eux entreprit François : il lui parlait comme à un niais, ou comme à une brute. François leva sur le goujat ses yeux tristes : « Pourquoi me parlez-vous ainsi ? lui dit-il. Sachez que je vous aime beaucoup et que je voudrais bien vous enseigner le chemin du salut. » Le jeune homme ricana. A une des nombreuses escales, un homme pieux, ayant ouï dire qu’ils venaient de la patrie du Bouddha, compatit à leur infortune et leur remit une lettre pour un de ses amis marié à Sakai.

Cette ville de la province d’Izumi était avec Osaka un des grands entrepôts de la Mer Intérieure. François abordait au Japon central. Il avait devant lui l’ile d’Awaji, la première des îles de l’archipel née, dit la légende, du mariage d’Izanagi et d’Izanami, et l’une des plus charmantes ; à sa droite, les côtes de Kobé et l’embouchure de la rivière qui baigne l’énorme et confuse cité d’Osaka : derrière, lui, dans les terres, l’ancienne capitale de Nara, terre sacrée. La pluie tombait sans relâche. La ville, que dominait une pagode à trois étages, avait, comme