Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonzes leur vice et toutes les tromperies dont ils abusaient le peuple. Les bonzes ne durent pas entendre très clairement le discours indigné de l’apôtre : les uns se mirent à rire, les autres demeurèrent ébahis. Sans autre compliment, les deux missionnaires leur tournèrent le dos. Ce fut toute la collation. Si cette scène est vraie, elle dément les conseils de douceur que François n’a jamais cessé de donner à ceux qui traitaient avec les Japonais. Ses réprimandes se seraient comprises dans un couvent occidental aussi dévergondé que cette bonzerie japonaise. Mais ici, n’étant précédées d’aucun enseignement, elles ne pouvaient produire qu’un effet de stupéfaction ou d’irritation. Il les eût payées de sa vie, sans profit pour sa cause, qu’on ne saurait en accuser que son imprudence. Du reste, — l’observation est de Fernandez lui-même, — François semblait éprouver à certains momens comme un sombre plaisir à défier la mort. A quoi bon ? Elle cheminait déjà dans son ombre.

Ils continuèrent leur route à pied jusqu’au détroit de Simonoseki. Cinq ou six jours de marche, mais bien durs. On était en novembre, et, cette année-là, l’automne avait toute la rudesse de l’hiver. La neige avait aveuglé le sourire du paysage. Collines, vallées, tout était recouvert. « Rien, dit Fernandez, rien autour de nous ne pouvait nous donner la moindre distraction. » Et sans se douter que ses simples lignes sont le plus beau portrait que nous ayons de François, très supérieur à tous ceux des peintres, il nous décrit l’attitude de l’apôtre en oraison, poursuivant sa route à travers ce paysage mort et froid : « Il ne levait pas les yeux, ne regardait ni à droite ni à gauche ; il tenait ses bras et ses mains immobiles ; ses pieds seuls se mouvaient, et bien paisiblement. Certes, il montrait, par cette modestie et par cette révérence de sa démarche, qu’il allait en présence de Dieu Notre Seigneur. » Ah ! si l’on ne pensait qu’à la beauté pathétique de ce cheminement sur la neige au bout du monde, il ne nous viendrait jamais à l’idée de regretter qu’il n’eût pas pris une chaise à porteurs ! Mais chaque pas qu’il fait lui retranche une heure de vie.

Ils traversèrent le détroit et abordèrent au pied de la montagne où s’étendait la longue rue de boutiques et d’échoppes qui composait toute la ville de Simonoseki. Il ne leur restait plus que dix-huit ou vingt lieues à faire avant d’arriver à Yamaguchi, leur première grande étape. Yamaguchi était alors,