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la sentence que la raison porte contre eux. » François s’illusionne un peu. Mais enfin, — et ceci est très remarquable, — s’il embellit les Japonais, ce n’est point qu’ils se convertissent. Là où l’on raisonne, il ne désespère jamais de faire triompher le Christianisme ; et là où il voit le bien, il le proclame. Son sentiment, qu’il modifiera dans la suite quand il connaîtra un autre Japon que celui de Kagoshima, n’en est pas moins assez juste ; et il est encore aujourd’hui, où la morale du désintéressement a fait au Japon une série de faillites retentissantes, celui de la plupart des missionnaires. La moralité japonaise n’est pas, en général, inférieure à la moralité européenne. Au XVIe siècle, elle lui était souvent supérieure. De la part d’un humaniste ou d’un philosophe comme Montaigne, l’aveu de cette supériorité n’aurait point de quoi nous surprendre. Mais nous sommes en face d’un homme convaincu que tout ce qui n’appartient pas à l’empire du Christ appartient à celui du démon. Et cet homme n’hésite pas à reconnaître que l’honneur et la probité n’ont jamais jeté un éclat plus pur que dans cette société païenne. Un professeur de morale eût repris le bateau.

Son séjour à Kagoshima n’allait pas s’achever aussi favorablement. En novembre, il avait appris qu’un navire portugais mouillait à Hirado, dans l’île du même nom, au Nord de Nagasaki. Le port de Hirado, considéré comme un des meilleurs mouillages, fut un des plus fréquentés pendant les cent ans que durèrent les relations entre le Japon et l’Europe. La présence de ce navire lui offrait une occasion d’envoyer de ses nouvelles à Goa et à Rome. Il ne pouvait plus compter sur son pirate chinois. Le pauvre diable venait de trépasser. Son idole lui avait bien dit qu’il ne reverrait pas Malaca. François, qui souffrait des fièvres, décida de porter lui-même son courrier à Hirado. Pourquoi ne le confiait-il pas à Cosme ou à Fernandez ? Comme les hommes d’action, chez qui le pressentiment de la mort se traduit par un redoublement d’activité, il s’exagère ses obligations. Accompagné d’un interprète, il fit les cent lieues qui le séparaient de Hirado, moitié par terre, moitié par mer. Shimadzu apprit que les Portugais, heureux de revoir François, avaient pavoisé leur bateau, ce qui le confirma dans ce que lui avait dit Yagirô de son autorité sur les barbares du Sud. Mais il apprit aussi que le daïmio de Hirado, Matsura, son ennemi, s’était montré fort aimable envers l’apôtre et lui avait facilité