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Cependant le charme qui émanait de François et son ardente sincérité impressionnèrent quelques-uns d’entre eux. C’est ce qu’il y a de beau dans son histoire : toutes ses fautes qui proviennent de l’inexpérience sont comme les trous du manteau sous lequel des yeux exercés devinent le grand seigneur. Le rayonnement de son âme absorbe, pour ceux qui ont l’instinct de la beauté morale, les ridicules dont l’ombre amuse la plèbe. Le supérieur du monastère, que subventionnaient les Shimadzu, aimait à le recevoir. François le nomme Ninjit. Nous ne savons rien de lui, sinon qu’il était âgé, très doux, affable, incliné aux œuvres pies, « humble pour un Japonais. » Ce devait être un de ces gentilshommes retirés de bonne heure dans une bonzerie et que leur renoncement aux honneurs du monde poussait aux dignités sacerdotales. Malgré des difficultés presque insurmontables, les deux hommes parvinrent à entrevoir leur pensée, et Ninjit mieux encore que François, attendu que le Christianisme s’adresse plus que le Bouddhisme à la raison naturelle. Un bouddhiste qui se fait chrétien simplifie sa vie intérieure ; le chrétien ne passe au bouddhisme que porté sur des nuées métaphysiques. « Croyez-vous à l’âme immortelle ? » lui demandait François. Pour un bouddhiste qui n’a pas notre notion nette et tranchée de la personnalité humaine, la question ainsi présentée était insoluble. Mais, comme la nature, si bouddhiste que l’on soit, nous conseille d’attacher une certaine importance à notre moi, Ninjit finissait par deviner ce que François voulait dire, alors que François ne s’expliquait point les incertitudes de Ninjit. Ils étaient à mille lieues l’un de l’autre ; mais la voix de l’un, d’accord avec l’instinct le plus radical de notre être, en éveillait la résonance chez son interlocuteur ; la voix de l’autre se perdait loin de la terre dans une immensité vide. De la doctrine bouddhique, François ne soupçonna que le fond de tristesse. « Quel temps vous semble préférable, lui demandait-il, de la jeunesse ou de la vieillesse ? » — « La jeunesse, répondait Ninjit, parce que le corps est dispos et qu’on peut faire tout ce qu’on désire. » — « Mais, reprenait François, quand les navigateurs s’éloignent d’un port pour aller à un autre, quel moment leur est meilleur : est-ce quand ils sont en pleine mer, exposés aux tempêtes, ou près de cet autre port ? » — « Je vous entends, répondit Ninjit ; mais cela ne me concerne point : je ne sais vers quel port je navigue. A