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leur ville ? Pourquoi Shimadzu ne l’avertissait-il pas que le Roi des soixante-six royaumes était aussi insaisissable qu’un rayon de ce soleil dont il descendait ? Vous avez là un des traits du caractère des Japonais. Dût leur intérêt immédiat en souffrir, ils ne révéleront jamais rien à l’étranger qui soit de nature à amoindrir son respect ou son admiration. Ils pourront dire du mal d’eux-mêmes par courtoisie et de leurs voisins par conviction ; mais, dès qu’il s’agit de l’honneur national, s’ils ne l’induisent pas volontairement en erreur, ils se garderont bien de le détromper. Yagirô, qui savait le portugais, aurait peut-être été plus franc. L’usage d’une langue étrangère, du moins aujourd’hui, en les affranchissant de toutes les subtiles contraintes de leur idiome, donne souvent plus de liberté à leur parole. Il semble que leur sincérité leur fasse moins peur quand elle rend un son qui n’est pas japonais, et qu’on puisse avouer les misères ou les infériorités de sa patrie, sans la trahir, dans des mots inconnus d’elle. Mais Yagirô n’avait probablement aucune idée des rapports du Shogun et de l’Empereur ; et comme il ne connaissait d’autre Université que celle de Sainte-Foi, il ne mentait point en certifiant à François qu’il en existait de plus considérables dans la grande île du Nippon. Ainsi, entre les cloisons de la petite maison japonaise, accroupi sur des nattes, où ses jambes de quadragénaire se fussent ankylosées s’il ne les avait pas depuis longtemps rompues aux longs agenouillemens, l’apôtre se nourrissait de rêves encore moins substantiels que les herbages et les maigres fruits qu’on lui servait avec mille révérences et prosternations.

L’hiver vint, un hiver très doux, mais d’une nouveauté piquante pour un homme habitué à la chaleur de l’Inde et des Moluques. Il faisait traduire par Yagirô un catéchisme et un exposé de la foi des chrétiens qu’il apprenait de mémoire, pendant que Cosme de Torrès et Juan Fernandez s’appliquaient à l’étude du japonais. Il recevait de nombreuses visites. Les gens du quartier se succédaient autour de son brasero. Chaque visiteur en avait au moins pour cinq minutes de salutations. Puis c’étaient de longs silences ; puis des questions sur son voyage, son pays, ses vêtemens, ses impressions. Il attendait patiemment le moment d’entamer un des sujets qui formaient le fond de ses entretiens : la Création du monde, la Venue du Messie, les Commandemens de Dieu, le Jugement Dernier. On