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Mais, dans cette Europe même dont nous sommes, beaucoup de peuples ont à faire respecter leurs droits à la vie, à organiser leurs nationalités, à chercher leur pâture d’aujourd’hui, et à créer l’outillage qui assurera leur existence demain. Ils ont à s’occuper de tout cela, avant de songer au bonheur de l’humanité. Ils ont à conquérir ce qu’ils n’ont pas encore, alors que nous ne pensons qu’à jouir tranquillement d’une aisance acquise depuis des siècles. C’est pourquoi notre République radicale-socialiste et l’Angleterre des travailleurs et des lords, des usines et des majorats, apparaissent aux yeux de beaucoup de nos voisins comme des pays conservateurs, où l’énergie productrice ou civilisatrice ne tend plus qu’à se maintenir. On nous dit bien que c’est une période transitoire ; que, le jour où les autres seront parvenus au même point que nous, les mêmes questions sociales se poseront pour eux. En tout cas, ce jour-là, si jamais il arrive, est encore lointain. Ils n’y pensent point pour le moment. En Russie, des millions de paysans vivent presque à l’état patriarcal ; en Allemagne même, en Lithuanie, en Silésie, en Poméranie, ils acceptent un régime encore tout féodal, et ils ne semblent point concevoir qu’ils aient intérêt à changer. Ailleurs, le brigandage et l’anarchie, un état aussi voisin que possible de l’état de nature, paraissent satisfaire toutes les aspirations des peuples.

Sans doute, à la suite de certaines révolutions politiques, on a pu croire que des nations attardées allaient nous rejoindre d’un bond et se convertir à nos principes de culture. C’est ce qui trompa nos politiciens, lors de la révolution jeune-turque. Les rebelles triomphans se paraient de nos idées révolutionnaires, nous empruntaient notre rhétorique et jusqu’à notre vocabulaire. Mais ce n’était qu’une défroque d’emprunt. Sous les mêmes mots que nous, ils concevaient des choses très différentes, pour ne pas dire contraires. Tandis que, pour nous, les vocables de liberté, d’égalité, de fraternité, n’expriment que l’intérêt général du genre humain, les autres peuples leur donnent un sens très particulier ; ils les font fléchir de telle sorte qu’ils n’expriment plus que des intérêts de race, de nation, de caste ou de religion. Ils symbolisent des idéaux contradictoires, qu’on peut bien équilibrer, mais qu’on ne peut pas réduire à l’unité. On n’a vu jusqu’ici qu’une seule Internationale imposer à des adeptes, recrutés dans toutes les parties du