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tous ceux à qui on les propose fussent des hommes, c’est-à-dire des individus consciens de leur dignité, ou aspirant à le devenir. Or, une énorme masse inerte d’humanité inférieure nous environne. Si nous sommes les civilisés, reconnaissons du moins que notre civilisation n’est qu’un petit îlot perdu dans un océan de barbarie.

Une des illusions de la philosophie du dernier siècle, ç’a été de croire que notre idéal politique et social avait conquis, ou était en train de conquérir l’univers. Elle a confondu le progrès matériel avec la civilisation proprement dite, qui est d’abord chose d’âme et d’intelligence. Oui sans doute, si tout se ramène à la diffusion mondiale de notre outillage industriel, de nos munitions et de nos armes de guerre, cette civilisation-là, — la nôtre, — est en passe d’envahir les deux hémisphères. Mais il s’agit de bien autre chose : il s’agit de la catholicité de nos idées occidentales. Encore, de notre Occident, n’a-t-on voulu considérer qu’un petit coin. Même des esprits très pénétrans et très avertis ont résolument ignoré le reste du monde, hypnotisés qu’ils étaient par la France, l’Allemagne et l’Angleterre, conçues comme les trois nations conductrices de la civilisation. Ils ont cru que tous les peuples allaient se modeler sur le type politique et social élaboré par ces trois nations-maîtresses, à supposer d’ailleurs que leur idéal de culture fût identique : ce qui n’était vrai que très superficiellement. Ainsi, elles seules étaient intéressantes ; les autres, pâles copies des premières, avaient tout juste l’importance d’un reflet. Évidemment, il fallait bien tenir compte de l’Amérique et de la Russie, mais c’étaient, disait-on, des peuples dans le devenir et qui, s’ils aspiraient à l’honneur d’être des civilisés, ne pouvaient évoluer que dans notre sens. Le reste n’était même pas nommé. Cela n’entrait point dans les calculs de nos philosophes. Pourtant il y a, par le monde, un certain nombre d’antiques races belliqueuses, qui ont joué de grands rôles historiques : les Arabes, les Tartares, les Nippons. Leur avenir ne valait-il pas la peine d’être pris en considération ? On n’y voulait point songer, ou, si l’on y songeait, c’était pour affirmer qu’eux aussi devaient emboîter le pas à notre évolution, sous peine de ne pas exister. On ne se demandait point si ces anciens peuples, réveillés de leur sommeil par notre indiscrète pénétration, initiés par nous à notre progrès matériel, munis de nos armes