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l’arbitrage des tribunaux, pour régler leurs différends intérieurs : on oublie que les arrêts de ces tribunaux seraient lettre morte sans l’appui du gendarme, sans l’organisation permanente d’une force publique, devant laquelle l’individu se sent écrasé d’avance, si bien que la rébellion est impossible. De même, nos amphictyons, pour se faire écouter, auraient besoin d’armées formidables, devant lesquelles toute résistance deviendrait inutile : ce qui équivaut au maintien d’une paix armée assez semblable à celle que nous avons connue. Mais un délinquant n’est rien devant la justice, qui a, derrière elle, la collectivité tout entière : il est un contre tous. Une nation déloyale n’a jamais en face d’elle que trois ou quatre adversaires capables d’engager la lutte. Quelle tentation de risquer la partie, si cher qu’elle puisse coûter ! Dès que l’herbe a poussé sur les tombes, que les souffrances et que les deuils sont oubliés, un Etat prépotent n’hésite jamais à courir de nouveau l’aventure de la guerre. Il en a toujours été ainsi, et on n’aperçoit point de raisons, — maintenant moins que jamais, — pour qu’il n’en soit pas toujours ainsi.

Quant à l’idéal humanitaire, ce qui lui manque le plus, c’est ce à quoi il prétend le plus : le caractère d’évidence catégorique et universelle. Nous avons beau être sûrs de notre droit, nos ennemis n’en essaient pas moins de troubler la conscience des neutres, en invoquant les mêmes principes que nous, en se flattant de combattre, eux aussi, pour l’humanité et la civilisation. Parmi toutes ces clameurs contradictoires, et tant d’intérêts en conflit, quand la plupart se refusent à examiner de quel côté est le bien ou le mal, on est forcé de reconnaître que la seule splendeur du Juste ne suffit pas à dissiper les équivoques de la sophistique et les hésitations des consciences. Au contraire, neutres et belligérans, nous savons tous, avec une évidence immédiate et irrésistible, que, si nous prenons les armes, c’est pour défendre notre sol et nos vies, pour rester fidèles à l’honneur, ou au prince. Là-dessus, pas de disputes possibles. Chacun sait de quoi il s’agit. Les mots dont on se sert sont compris de tous et sont les mêmes pour tous, tandis que les conceptions abstraites de l’humanitarisme, les neuf dixièmes de la planète ou les ignorent, ou en font bon marché. Les droits de l’homme, c’est fort bien. Mais, même en admettant qu’ils soient identiques pour chacun, il faudrait encore que