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vous répète que moi, je suis une amoureuse : vous ne savez pas !… :

L’abbé sourit mélancoliquement. Il n’y avait encore rien à tenter sur l’àme de Mme Jacquelin ; elle n’était pas mûre.

Odette devint nerveuse, impressionnable, au point de ne pouvoir supporter ni un visage ni une nouvelle. Elle condamna sa porte : à peine Rose ou Simone étaient-elles admises ; elle interdit à sa femme de chambre de lui parler de la guerre, de lui acheter même les journaux : elle ne voulait plus rien savoir de ce qui se passait ; les illustrés, surtout, avec leurs ruines, toujours leurs pareilles ruines, étaient insupportables ; et qu’importait ce qui pouvait arriver ? On ne lui rendrait pas son mari, même avec la victoire, n’est-ce pas ? Alors ?…

Puis, Paris lui devint odieux parce qu’elle ne pouvait pas s’y mettre suffisamment à l’abri. Puisqu’il lui était interdit d’aller s’aplatir, comme un chien fidèle, sur la tombe de Jean, elle résolut d’aller pleurer Jean dans la solitude, de se retirer en un endroit oii elle pût ne penser qu’à Jean, vivre avec sa seule mémoire, s’étourdir de sa propre douleur, mais être au moins tout entière à cette douleur qu’aucune puissance au monde n’avait le droit de lui arracher.

Elle pensa à retourner à Surville, où Jean l’avait quittée, où elle avait vécu les dernières semaines avec lui durant ces jours chéris de la fin d’un monde. Se retrouver là, aujourd’hui, dans les circonstances présentes, serait atroce : tant mieux ! Il n’y avait qu’un genre d’atrocités redouté par elle, c’était celui qui consistait à la séparer de l’union intime et unique avec la mémoire de Jean. Souffrir, souffrir jusqu’au martyre, mais du martyre que lui causait la perte de Jean, c’était ce qu’elle pouvait rechercher de meilleur.

René Boylesve.
(La dernière partie au prochain numéro.)