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— Et sait-on comment cela est arrivé ?

— Par un obus qui a tué dix-sept hommes autour de lui. Cela était dit devant les enfans, sans crainte.

Aucune des petites ne sourcilla, tandis qu’Odette frémissait dans toute sa chair. Elle demanda des nouvelles de la maman.

— Maman écrit que les marmites, c’est une véritable pluie ; qu’elle en a le tympan cassé. C’est ce bruit continuel qui la gêne le plus dans son travail. « On saute, par momens, comme à la corde, » dit-elle… Elle a aussi des Boches dans son service, vous savez…

Et ce fut tout. Odette regarda le portrait du mort, en face de celui de l’infirmière de la Croix-Rouge, qui sautait, en ce moment, à Reims, au bruit des marmites, et venait d’envoyer son tout jeune fils au feu, pour rejeter au moins un de Blauve dans la fournaise où venait d’être consumé le père. M. de Blauve ne s’était pas fait peindre en costume militaire ; il ne montrait que son visage d’honnête homme doux et bon. Ce devait être tout tranquillement, sans prononcer un seul grand mot, qu’il avait préparé toute sa famille à l’éventualité de la guerre, et, jusqu’au dernier de ses enfans, chacun était aussi prêt à mourir qu’à aller à la promenade ou à la messe.

Odette sortit, décontenancée. On ne lui avait même pas parlé de son Jean, mort, lui aussi, héroïquement, de son Jean bien-aimé.Mais qu’avait-on dit de l’autre héros, le commandant de Blauve, pour la mort de qui elle était venue ? Les hommes disparaissaient ; ils étaient remplacés ; il restait d’eux un souvenir qu’on appelait désormais « l’honneur » et qui ne comportait pas d’attendrissement. C’était bien ce que certaines de ses amies lui avaient dit. Elles semblaient savoir cela par avance ; Odette, non. Elle songeait, en rentrant chez elle, à ce coucher de soleil sanglant sur la mer, qu’elle avait contemplé à Surville le 1er août, et durant lequel elle avait eu l’impression qu’elle entrait dans un monde nouveau.

Dans son antichambre, elle trouva trois lettres : l’une d’une amie de province, retardataire, qui venait seulement d’apprendre la mort du lieutenant Jacquelin, et puisait le motif de consolation dans « l’honneur dont elle la voyait toute parée. » Les autres étaient d’inconnues lui annonçant que deux cousines à elle, habitant l’une Versailles, l’autre Bourg-la-Reine, venaient de perdre leur mari à l’ennemi.