Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consoler son amie, lui tenir un langage héroïque, philosophique ou religieux, mais lui infuser, doucenicnl et comme malgré soi, son sentiment qui pouvait se traduire ainsi, en quelques mots : « Ma chère, ta douleur est immense, ta vie de femme est brise’e ; mais tout le monde trouve que ton sort est beau ; tu vas grandir au milieu de nous toutes ; dès aujourd’hui, la vénération universelle t’environne ; ton nom est prononcé avec un respect pieux ; tu changes d’aspect à nos yeux ; ta présence introduit même chez nous un sens que nous ne nous connaissions pas ; la mémoire de ton mari, son nom glorieux, toi, c’est comme quelque chose d’auguste qui pénètre dans une société où cette qualité-là était totalement ignorée. »

— Comme tu me regardes ! dit Odette à Rose dans le courant de l’après-midi.

Rose sourit simplement et se leva :

— Tu sommeillais, dit-elle, ne veux-tu pas que j’ouvre les persiennes ? Il fait une chaleur étoutîante…

— Quelle heure est-il donc ?…

— Cinq heures.

Pour la première fois depuis le commencement de la guerre, Odette ne demanda pas qu’on allât lui chercher le journal du soir. La lecture du communiqué, les nouvelles ! comme cela lui était indilTérent ! Quant à elle, elle n’avait plus rien à apprendre. Son mari était mort ; pour elle, la guerre était finie. La guerre, c’avait été l’anxiété de son sort à lui. Lui disparu, qu’importait le reste ? Et ie néant, monstre qui l’avait saisie à la gorge, le matin, lui apparut plus glacial et terrifiant encore. Rien ! plus rien ! La guerre avait été un malheur inouï, mais alors on s’était intéressé à la guerre comme à un drame d’un intérêt sans précédent. Le drame pouvait se jouer désormais ; elle n’y assisterait plus ; elle n’y était venue que pour un acteur qui, ayant joué son rôle, était parti.

Odette dormait, et rêvait en parlant tout haut. Une espèce de délire : elle insistait pour accompagner son mari en lui disant : « Si j’avais su, je ne t’aurais pas quitté d’une semelle… » Il lui répondait sans doute : « Mais tu ne vois pas que le commandant vient d’être atteint à la tête ?… » Elle répétait : u La tête du commandant ? Oh ! s’ils te touchaient, toi, que je sois là ! que je sois là !… Qui est-ce qui te soignera ta pauvre tête ? » Et elle se réveillait en sursaut :