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douleur immense et profonde qu’elle éprouvait s’ajouta l’émoi d’être marquée par le sort fatal.

Cependant ces femmes, en l’enveloppant de compassion, avaient dans les yeux, dans la voix, autre chose que ce qu’inspire d’ordinaire le deuil. Comme on essaie d’émettre quelques paroles consolatrices, toutes, sans exception, parlaient de la fierté, de l’honneur qui rejaillissaient sur Odette. Odette ne comprenait pas encore ces mots-là ; elle les recevait comme faisant partie d’une phraséologie de condoléances adoptée en temps de guerre ; et elle pensait, au milieu de son chagrin, que ces femmes qui jamais n’avaient songé à l’honneur des armes, pour qui la Patrie était un mot vide, qu’on évitait de prononcer de peur de paraître emphatique, ou qui glissait sur les lèvres accompagné d’un léger sourire, avaient bien rapidement appris la convention d’un langage nouveau.

Elle ne voyait, quant à elle, qu’une chose, c’est que Jean n’existait plus. Son Jean, son amour, plus que sa vie ! Elle le revoyait avec une effrayante netteté, et elle avait simultanément la certitude qu’il n’était plus qu’un fantôme de son imagination, que jamais plus ses bras de chair n’enserreraient son corps à elle ; que sa bouche ne baiserait plus jamais sa bouche… Les larmes inondaient son visage. Les paroles des amies ne faisaient qu’exaspérer son désespoir ; et il arrivait de nouvelles amies sans cesse. Odette eut une crise de nerfs. Le docteur était parti ; les deux plus raisonnables des personnes présentes prirent sur elles de faire évacuer la chambre et condamner la porte. On téléphona au concierge ; Simone de Prans et Rose Misson restèrent près d’Odette ; encore la première dut-elle s’en aller rapidement retrouver son mari, en mission pour vingt-quatre heures, qui, du ministère de la Guerre, devait revenir chez lui déjeuner. Rose Misson était une petite femme douce, dont le mari, de quelque quinze ans plus âgé qu’elle, et libre de toute obligation militaire, s’était engagé dès le début de la campagne comme chauffeur, en fournissant gratuitement à l’État sa soixante chevaux.

La plupart des femmes de l’entourage d’Odette étaient sans principes, nullement préparées à la guerre, à son total sacrifice ; on pourrait dire qu’elles élaient toutes naturelles, si l’on n’était jamais que le produit inconsciemment façonné par son milieu, par l’air qu’on respire. Rose n’allait donc pas, pour