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— Odette, ma petite Odette, lu me fais trop mal. Tu ne t’imagines pas ce que tu me fais… Écoute, tu es courageuse ; ton mari n’a pas la cuisse emportée…

— Alors, il a quoi ?… il a quoi ?… Il est en danger ?… Qui est-ce qui le soigne ?… On va me le rapporter ici ?

— Non.

— Ah ! c’est pire que tout.

— Pas pire que tout, Odette.

— Il est mort !… Ha !…

Odette n’entendit pas le « oui » que prononçait son amie Simone. Elle perdit aussitôt connaissance et ne reprit conscience qu’après avoir parcouru dans le demi-sommeil qui suivit sa syncope tous les épisodes ayant trait à la préparation de la guerre et qui aboutissaient à ce trait final, intolérable pour une femme uniquement amoureuse.

Et elle sortit de cette espèce de léthargie qui la maintenait depuis lors somnolente et continuant à penser, presque lourdement assoupie, mais sans perdre la notion que des gens chuchotaient dans la pièce voisine en surveillant son sommeil. Elle se réveilla, eut soudain la certitude que l’instant présent et celui où Simone de Prans avait pénétré dans sa chambre n’étaient pas séparés par plusieurs heures. Elle poussa alors un grand cri désespéré, et les gens, de la pièce voisine, accoururent.

Il y avait là son médecin, en uniforme de major. Si on l’avait rencontré, c’était bien miracle ; il se trouvait juste, par hasard, chez lui, au téléphone, au moment de l’appel de Julienne. Comme il ne pouvait rester, il donnait ses instructions à Simone de Prans, à Germaine Le Gault, à Rose Misson, ces deux dernières prévenues par Simone, habillées et accourues en toute hâte. On sonnait fréquemment à la porte d’entrée. Le malheur d’Odette se répandait dans Paris comme un incendie sous le vent. On n’était pas accoutumé encore aux grandes tueries d’hommes ; la mort surprenait ; ceux qu’elle frappait semblaient désignés du doigt par une puissance ténébreuse. Il y avait eu, certes, de nombreuses victimes déjà ; en Alsace, pendant la retraite, et à la Marne ; mais parmi le groupe des familiers d’Odette, le hasard faisait que le lieutenant Jacquelin fût le premier tombé.

Odette, reprenant ses sens, se trouva devant ses amis et amies dans la situation d’une exceptionnelle victime, et à la