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tout le reste, l’épouvanta. Elle demeura là, assise, jusqu’à l’heure du dîner, en face d’une espèce de gouffre béant, au fond insondable, où elle sentait la présence de millions de spectres invisibles dont le grouillement incertain produisait une impression d’horreur, d’attrait, de vertige. Un seul intermède à sa rêverie : une voix d’homme entendue sur le balcon contigu à celui de sa chambre, et qui dit tout à coup :

— Il est bien absurde de penser que la nature puisse se mêler à nos événemens ; mais, par curiosité, regardez-moi ce ciel de couchant…

Cela s’adressait à quelqu’un placé à l’intérieur, qui s’approcha sans doute de la fenêtre ; et l’on entendit une exclamation de femme, un cri désolé, étranglé dans la gorge.

Odette regardait, elle aussi. Elle n’était pas superstitieuse, ni surtout inclinée vers les interprétations attristantes. Elle avait toujours été heureuse ; sa vie n’avait été, pour ainsi dire, qu’une fête. Etant seule dans sa chambre, elle ne dit rien, mais toute sa chair se hérissa. Il se peut que de pareils phénomènes se produisent parfois et que nous ne leur accordions aucune attention ; mais ce jour-là, à trois personnes occupant des chambres d’hôtel voisines, à d’autres aussi d’ailleurs, qui en parlèrent le soir au dîner, le coucher du soleil apparut tout à fait insolite et propre à donner raison à toutes les vieilles croyances de bonnes femmes touchant les relations de la terre avec la voûte céleste. Tout l’horizon, au-dessus de la mer tranquille, n’était qu’un brasier, une fournaise ardente sur laquelle s’étiraient quelques longs nuages d’un rouge livide. Quelques minutes après, l’immense feu atténua sa violence, s’éteignit presque, comme un incendie violent à qui l’aliment commence à faire défaut. Puis le disque du soleil laissa voir son contour ; et il était littéralement pareil à une énorme ampoule de sang, à une ampoule tellement gorgée que, par quelque fissure, le liquide, s’échappant, répandait à droite et à gauche un marais, un lac, une mer de sang lourd et épais. Et l’ampoule elle-même fut noyée dans ce déluge sanglant, de plus en plus sombre et visqueux. Non, en vérité, aucune complaisance de l’imagination : une réalité qui devançait l’imagination la plus surexcitée. Jamais ciel d’encre, ciel de cyclone ne fut d’aspect aussi lugubre que ce couchant d’une magnifique journée d’été.

Cette horrible apothéose joua à l’àme d’Odette le rôle d’un