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de paroles ; et tous ces hommes, qui levaient leur chapeau pour prononcer le mot « France, » mot sacré, venaient de faire le sacrifice de leur vie.

Presque aussitôt, toutes les cloches se mirent à sonner le tocsin, comme si la ville brûlait. Cependant rien ne brûlait ; tout paraissait tranquille ; et tout de même, à cet instant, l’Europe entière s’embrasait, et le cataclysme, que l’imagination avait peine à concevoir allait atteindre des proportions que l’histoire des hommes n’a jamais enregistrées.

Odette connut une émotion entièrement nouvelle : elle sulîoqua et pleura. Elle ne voyait pas la boite aux lettres, au travers de ses larmes. Et tout autour d’elle, aux portes, dans les rues, à l’hôtel, sur la plage, les femmes pleuraient.

Odette monta chez elle. Elle dit à sa femme de chambre :

— Et vous, Julienne ?

— Moi, le mien rejoint le deuxième jour… Je voulais demander à Madame de prendre le train pour Paris ce soir, — demain il n’y aura plus de place pour les civils, — comme ça, Je pourrais encore l’embrasser.

— Allez, Julienne 1

Elle s’assit à la fenêtre donnant sur le parterre, les tennis désertés, la mer. Elle était seule ; elle n’avait rien à faire qu’à songer, à attendre. Tout était calme ; il semblait qu’il n’y eût plus personne nulle part. La fumée de trois grands transatlantiques, en rade du Havre, montait tout droit dans l’air immobile. Quelques nuages de beau temps, à l’horizon, moutonnaient et rosissaient. Deux barques de pêche, toutes voiles dehors, flânaient comme sur un lac. En temps ordinaire, on aurait dit : « Quel beau coucher de soleil nous allons avoir ! »

Odette pensa : « Les hommes qui sont dans ces barques, à l’heure actuelle, ne savent pas !… » Et aussitôt joua dans sa cervelle une sorte de déclic. Un petit soubresaut, et l’on était transporté en un temps pareil à celui qui régnait encore sur les barques où l’on « ne savait pas, » où il n’y avait rien d’extraordinaire, où la vie, souriante, chantait. Clac ! et tout était changé, mais changé comme rien n’a changé jamais ; on ne croyait plus habiter la même planète, on n’avait aucune idée de ce qu’on allait voir, de ce qui allait se passer. Elle essaya d’imaginer, mais elle était tellement peu accoutumée à penser en ce ton qu’elle n’imagina rien…, rien. Et ce néant, plus que