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lière : « comme on sort de chez la chiromancienne ou la somnambule, » disait Odette.

— Eh bien ! Caillaux ? demandait-elle.

Jean citait quelques-unes des dépositions sensationnelles affichées. Il ajouta un soir :

— Il y a un ultimatum à la Serbie…

— Et après ?…

On n’en reparla plus. Mais Jean se leva deux fois pour aviser des personnes qu’il connaissait. Il discutait un moment dans le couloir, puis revenait auprès de sa femme. Pendant une semaine le même manège, tantôt plus fébrile, tantôt moins agité, se renouvela. Il fallut entrer dans des explications. Alors Odette elle-même s’agita ; elle accompagnait son mari aux dépêches ; même elle y courait seule, dans le jour. Mais le nombre des lecteurs des dépêches augmentait ; il fallait parfois attendre cinq minutes ; et les silences ou les quelques mots échappés du groupe compact l’impressionnaient… Elle courait relire les mêmes dépêches sur la plage, au kiosque du Figaro. Des menaces de guerre… de guerre européenne… La guerre ?… Non, ça, ce n’était pas possible… C’est une idée qui n’entrait que très difficilement et très lentement dans les cerveaux. Les dépêches se succédaient, deux fois par jour, tantôt rassurantes, tantôt pessimistes ; mais lorsqu’elles étaient pessimistes, elles l’étaient d’une façon croissante.

Odette finit par demander à son mari :

— Mais enfin, s’il y avait la guerre, est-ce que ça t’atteindrait, toi, personnellement ?

— Attends un peu, ma chérie ; la guerre n’est pas déclarée…

— Mais enfin, mais enfin, si elle l’était ?…

— Eh bien, si elle l’était ; je suis officier de réserve.

— Mais, la réserve, c’est pour quand il n’y a plus d’activé ?… Il l’avait embrassée en riant. D’ailleurs un des plus grands banquiers de Paris venait de déclarer près de lui que « tout était arrangé. »

Mais le lendemain le bruit courait au Casino que les nouvelles étaient si mauvaises qu’on ne les avait pas affichées. Jean alla aux renseignemens. Le bruit était exact. Alors, il dit à sa femme :

— Il faut prendre ses précautions. Je vais partir pour Paris ce soir. Je mettrai ordre à mes affaires, je verrai quelques personnes bien informées et je tâcherai d’être de retour demain soir…