Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

TU N’ES PLUS RIEN

PREMIÈRE PARTIE

Elle sortit de son évanouissement comme d’un rêve, et d’un cauchemar. On se félicite d’abord que ce soit fini ; le sentiment d’une certaine sécurité vous cause un relatif bien-être, et alors on se laisse, par la mémoire, plonger presque complaisamment dans l’imaginaire terreur. Dormait-elle ? Ou bien était-ce le simple ressouvenir qui déroulait devant ses yeux des images déjà datées de quelques années, auxquelles elle n’avait jamais songé, et qui soudain s’offraient avec des contours nets et une couleur exaspérante ? Elle entendait des chuchotemens, comme un murmure de voix dans la pièce voisine de sa chambre, et, cependant, à ceci qui lui semblait inusité et en désaccord avec l’heure, — quelle heure ? l’heure qu’on sent, non pas l’heure qu’on sait, — elle n’accordait aucune importance. Une compression s’exerçait sur sa pensée et l’obligeait à se reporter vers des jours anciens. Un pas, feutré, sur le tapis, une main même qui lui toucha le poignet, un doigt qui lui interrogea le pouls juste le temps que met le médecin à ausculter un fiévreux, ne la troublèrent pas plus que le chant rauque de la marchande des quatre saisons dans la rue. Elle ne dit pas : « Mais, je suis malade !… On s’inquiète de moi !… Et je suis alitée, en plein jour, moi jeune et si saine, et qui n’ai jamais été malade !… » Non, tout cela était secondaire ; une obsession la possédait ; elle se remémorait, avec une espèce de voracité, une certaine saison écoulée, des points du temps presque lointains, des circonstances périmées, mais précises.