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et bientôt dans le monde non seulement l’hégémonie politique et économique d’un peuple, mais le règne d’une Race et — plus encore — d’une Culture. S’il fallait entendre l’Allemagne, ses savans comme ses ministres, ses professeurs, ses généraux, ses princes, ses prêtres, cette Culture était d’une si rare perfection que chacun se devait plier sous sa loi. L’épée des soudards devait faciliter aux cuistres le maniement de la férule. Et, vaincue, l’Europe devait accepter ce qui est pire que la tyrannie d’un homme, celle d’un pédant appuyé sur un gendarme.

L’événement en effet a montré ce qu’était cette fameuse Culture : beaucoup d’entre nous qui l’avaient vue de près — particulièrement en Alsace-Lorraine où elle se heurtait à la civilisation celto-latine — savaient quelle barbarie grossière se cachait sous ce couvert : de même que sous des dehors chrétiens et parfois prétistes, l’esprit du Walhalla était resté vivant, générateur d’atroce brutalité, de même l’esprit prussien avait partout réveillé la barbarie des antiques Germains. La science ni la religion n’avaient amené ces âmes à la justice, pas plus qu’à la bonté. Et lorsque, dès les premières semaines de guerre, on vit se renouveler — servis simplement par la science — les exploits des Huns d’Attila et des Vandales de Genséric, les victimes sanglantes, se levant des ruines pour protester, trouvèrent en face d’elles les savans, artistes, écrivains, professeurs et prêtres de la Culture pour leur imposer silence. L’épouvantable doctrine des destructions nécessaires fut professée dans les chaires d’Allemagne, — celles des universités, parfois celles des temples, — Et ainsi se sont démasqués, avant qu’ils aient pu nous imposer leur loi, les maîtres qui comptaient nous « civiliser. »

Le monde entier a ainsi appris à quel péril il avait échappé : sous couleur de Culture, l’oppression des civilisations les plus charmantes sous le lourd rouleau du germanisme, la personnalité humaine écrasée par la plus despotique des tyrannies, une tyrannie intellectuelle et spirituelle servie par la militaire. Je ne sais si les Barbares qui, au IVe siècle de notre ère, vinrent bouleverser la société gréco-latine étendue à tout l’Occident, si les tribus sarrasines et turques qui, au VIIe siècle, menacèrent l’Occident et au XVe siècle couvrirent l’Orient, ont apporté aux vaincus un pire joug. Si l’on admet que la bataille de la Marne a brisé l’invasion germanique et mis, au moins en Occident, une borne à la puissance qui, depuis cinquante ans.