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« gagnait les batailles avec les jambes de ses soldats. » Que dire de la bataille qui se livra de la Belgique à la Champagne ? Le maréchal anglais écrivait : « Depuis le dimanche 23 août, c’est-à-dire depuis Mons jusqu’à la Seine et depuis la Seine jusqu’à l’Aisne, l’armée que je commande a été sans cesse engagée sans un seul jour de halte ou de repos... » Il en était ainsi des cinq sixièmes de l’armée de Joffre. Les petits-fils des soldats de la Grande Armée gagnèrent, eux aussi, « avec leurs jambes, » la bataille, par des marches que les grognards eux-mêmes ne connurent pas. « Les souliers collaient aux pieds à cause du sang, me disait un homme, nous n’avions plus de peau sous la plante des pieds. » Sous un soleil torride, par les routes brûlantes, dans une poussière assoiffante, ils marchèrent. En réalité, les cœurs faisaient marcher les jambes ; c’est que, suivant l’heureuse expression de Pierre Lasserre, « les corps avaient battu en retraite, mais non pas les cœurs. » Certes, ils montraient, pendant la retraite, des fronts sombres et une face lasse : c’est que le Français n’aime point reculer, même « stratégiquement. » On ne leur demandait pas d’être joyeux ; ils savaient que de leur effort surhumain dépendait le salut ou la ruine de la patrie. Seulement, lorsque recrus de fatigue, le front noir de poudre, les yeux aveuglés par la craie de Champagne, les pieds en sang, suant, râlant, « crevés, » me disait l’un d’eux, ils connurent l’ordre de Joffre qui leur promettait l’offensive, les visages, de Paris à Verdun, s’illuminèrent de joie : — l’offensive, vraie joie du Français, au bout de laquelle chacun voit une belle charge à la baïonnette et les obus balayant la plaine ! Ils se battirent les muscles déjà brisés, et jamais armée ne montra plus de muscle parce que le cœur y était, plein de foi et d’espérance.

Que Klück ait eu tort d’ignorer Maunoury ou de le méconnaître, cela est certain, et qu’on relève, un jour, à l’actif de tel ou tel général allemand, telle ou telle faute par quoi la bataille, déjà compromise, fut perdue, cela est possible. Mais il faut croire que l’Allemagne, puisqu’elle ne tint pas rigueur à ses généraux, s’est elle-même rendu compte que leurs soldats et eux avaient eu tout simplement affaire à plus forts qu’eux, chefs avisés et soldats valeureux. Je sais bien que l’Allemagne — et je ne m’arrêterai pas au plaisir facile de reproduire ici les savoureux communiqués par quoi elle essaya de couvrir une