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Sur toute la ligne, ils marchaient excités certes par l’orgueil de la victoire, mais fatigués » jusqu’à l’hallucination » par les effroyables semaines que la plupart, depuis l’ordre de retraite, avaient vécues, dormant à peine, mangeant à peine, se battant en reculant, se battant en se maintenant, se battant en avançant et ayant forcé le destin par le plus extraordinaire effort d’endurance et de vaillance que, sur un aussi vaste champ, une armée ait fourni.

Ainsi se terminait la bataille de la Marne, insigne victoire de l’armée française.


Plus, depuis deux ans, la force allemande est apparue énorme par son poids, puissante par ses multiples moyens, redoutable parfois dans l’offensive et surtout tenace dans la défensive, plus la victoire de la Marne a grandi dans l’admiration étonnée du monde.

J’ai dit en quelques mots quelle était cette force à la veille de la Marne : par la masse de ses effectifs et l’implacabilité de sa marche, l’armée allemande semblait une de ces forces déchainées de la nature que rien ne peut arrêter ; mais, par surcroît, cette ruée était dirigée, et par là cent fois plus redoutable. Elle semblait porter toutes les conditions de la victoire. Cependant elle se heurta, du 5 au 10 septembre, contre quelque chose qui lui était évidemment supérieur, puisqu’elle ne put vaincre l’obstacle et dut reculer.

Ce fut d’abord la froide résolution d’un grand chef secondé par un état-major qui, avec moins d’ostentation que l’autre, avait cependant, lui aussi, travaillé. Napoléon a écrit : « La première qualité d’un général en chef est d’avoir la tête froide. » La qualité éminente du généralissime français était d’avoir « la tête froide. » En une heure critique, qui fut le 24 août 1914, il avait su d’un œil clair envisager la situation que créait l’échec et la loi qu’il imposait. Puis, de ce cœur ferme qui généralement suit une tête froide, il accepta toutes les conséquences de cette situation, — même la plus dure, qui était l’abandon momentané aux barbares de toute une partie du sol de France. Il rompit la bataille des frontières, au moment où l’échec pouvait devenir un désastre, et de sa propre volonté la transféra en arrière : car la bataille de la Marne