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dès le 10 au soir ; l’armée Esperey refoule de la Brie sur la Marne les arrière-gardes allemandes, franchit la Marne, franchit l’Aisne et, par son 18e corps, se jette sur le plateau de Craonne ; le 13 à midi, le général d’Espérey fait, à la tête d’une partie du 1er corps, une entrée solennelle dans Reims reconquis. Et déjà Foch est rentré à Châlons, après avoir bousculé les dernières résistances, et ses troupes remplissent le camp de Châlons, tandis que la 4e armée, ayant balayé les défenses de Vitry, a passé la Marne à son tour sur les ponts que, dans sa fuite, l’ennemi n’a pas eu le temps de faire sauter et marche sur Sainte-Menehould. Avant trois jours, usé par Sarrail à Laimont, Revigny, La Vaulx-Marie, Vaubecourt, le Kronprinz en pleine retraite paraîtra pris de panique : après la ligne Villers-aux-Vents-Rembercourt, après la ligne Dammartin-sur-Yère-Triaucourt, il abandonnera la si précieuse ligne Clermont-Sainte-Menehould où passe la voie de fer de Châlons à Verdun, et lâchant ainsi la bonne moitié de l’Argonne et les points les plus utiles, ne s’arrêtera, après un recul de 10 à 12 lieues, que sur la ligne Varennes-Montfaucon, au Nord de Verdun. Car dans cette débâcle sombraient tous les grands projets : Verdun après Paris. Avec quelle mélancolie l’héritier du trône impérial dut repasser sur le champ de bataille de Valmy ! L’Histoire a ses recommencemens, et Gœthe lui-même s’y fût passionné.

Partout les soldats français se pouvaient convaincre de la réalité de leur victoire, rencontrant par monceaux les cadavres allemands, les piles d’obus non tirés, çà et là les canons abandonnés, des milliers de fusils brisés. Ce qui les a tous frappés, c’était, à travers l’immense champ de bataille, ces innombrables bouteilles vides, représentant tous nos crus, mais particulièrement ceux de Champagne, témoins du grand soûlas par où, dans l’assurance de la victoire, des hauts états-majors aux modestes feldgrauen, on avait préludé à la bataille : parfois d’ailleurs nos hommes découvraient dans les caves des groupes paralysés moins encore par la terreur que par l’ivresse. Nos hommes traversaient aussi, la mort dans l’âme, les villages détruits, quelques-uns par les obus, beaucoup par la basse vengeance du vaincu : ils pouvaient retrouver parfois les cadavres encore chauds des civils immobiles quand ils n’arrivaient pas assez tôt pour délivrer, comme à Coulommiers, les otages près d’être exécutés.