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pagnie du 77e qui gardait Aulnay-aux-Planches. La perte de ces positions avancées n’entame pas notre ligne de résistance : après quelque flottement, le 9e corps, refoulé de la rive septentrionale des marais, s’est établi solidement à Reuves, Oyes, Bannes, où « 3 000 obus » de tous calibres, ne réussiront pas à ébranler la 33e brigade, accourue à la rescousse et retranchée dans le village, au Ghamp-de-Bataille et à la Petite-Ferme, face aux routes de Coizard et de Morains. « Tout se passe bien, » écrit à neuf heures et demie du soir Moussy, qui commande par intérim ce secteur et qui ne cache pas que certains incidens de la journée lui ont procuré d’assez rudes « émotions. » Si quelque désarroi, au début, s’est fait sentir dans ses élémens de liaison, le 11e corps, à notre droite même, n’a pas tardé, lui non plus, à se remettre d’aplomb. L’ennemi pourtant ne le ménage guère : Morains-le-Petit est en feu ; Ecury-le-Repos, Normée, Lenharrée, Sommesous brûlent partiellement. La canonnade fait rage sur toute la ligne. Il en sera ainsi toute la nuit et le jour suivant. « Le 6 et le 7, écrit un officier du 347e[1], on est canonné à discrétion, et je crois que c’est pendant ces deux jours, qui m’ont paru des siècles, que j’ai eu le coeur le plus serré. On ne voyait rien, et, à chaque moment : bing ! bing ! bing ! à droite, à gauche, en avant, en arrière, et les cris des blessés, des tués, les hurlemens des chefs pour se faire entendre. Quel enfer ! »

Le même officier parle avec émotion des « vastes garennes » au milieu desquelles il bivouaquait. Nous sommes ici dans la Champagne pouilleuse. Sa misère agricole prolonge celle des marais. L’œil ne sait où se prendre dans ces grands espaces de terre pâle et friable comme une poussière d’ossemens. Aux parties les moins déshéritées, ce ne sont que bruyères, champs d’avoines, luzernes, sarrasins, une culture chétive coupée par des sapinières et des bouleaux nains. Mais partout la craie affleure ; les sapins eux-mêmes, les moins exigeans des arbres, y trouvent juste de quoi ne pas mourir et n’atteignent qu’une taille exiguë. On marche pendant des lieues sans rencontrer une ferme. La mélancolie de cette terre doit être grande en automne, quand le vent balaie sur la plaine les aiguilles rouillées des sapins et que passent dans le ciel les vols de grues, le

  1. Lettre du sous-lieutenant M… (Courrier de Sézanne.)