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histoire de la bataille de la Marne, telle que serait un récit de la bataille de Marengo ou de la bataille de Wagram. Il est heureux cependant que certains s’appliquent à en rechercher dès maintenant les élémens et à en assembler les traits qui naturellement échappent même à la plupart des acteurs du drame, confinés en leur coin du champ de bataille. Un éminent historien, notre maître, en fait depuis deux ans l’objet de sa patiente enquête et de sa consciencieuse étude : il saura avant peu reconstituer, dans ses détails comme dans ses grandes lignes, l’énorme tournoi dont nous venons de célébrer le second anniversaire[1].

Tel n’est pas du tout l’objet de cet article. Sans doute y retracerai-je les traits essentiels de la bataille — tels qu’ils apparaissent nettement aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre — ne fût-ce que pour y faire admirer une belle œuvre française, ordonnée, claire, raisonnable, en un mot classique, comme une tragédie de Corneille ou un parc de Le Nôtre. Il faut bien que ce récit soit fait ici, pour asseoir les considérations dont je le ferai suivre. Mais je me propose moins de faire ou même d’esquisser un essai d’histoire stratégique, que de montrer quelle place est désormais assurée à la victoire de la Marne dans la suite de l’histoire de France.

Il y a dans l’histoire du monde, — qu’on me pardonne, pour situer un grand événement historique, de paraître un peu solennel, — des batailles qui, sans être nécessairement les plus savantes, sont cependant les plus illustres : ce sont ce que j’appelle les batailles d’arrêt. Devant une invasion formidable qui semble devoir la submerger et la bouleverser, une nation se lève. Si, par surcroit, derrière elle, toute une civilisation dix fois séculaire est menacée, c’est en champion d’un monde que cette nation se dresse. Que le flot passe, l’histoire du monde serait en effet changée. La question s’est posée six ou sept fois depuis trois mille ans. Marathon, par exemple, où Miltiade d’Athènes brisa, en 490 avant notre ère, l’invasion en apparence irrésistible de l’Asie médique et sauva le monde hellénique ; Aix et Verceil où, en l’an 102 et en l’an 101 avant le Christ, Caïus Marius, proconsul de Rome, en écrasant Teutons et Cimbres devant qui tout cédait, préserva, pour quatre siècles, la

  1. M. Gabriel Hanotaux, dans sa grande Histoire de la Guerre de 1914, aborde en ce moment la Bataille des Frontières.