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l’émoi d’un beau supplice, où le bourreau coupe des poings, une langue et puis crève des yeux ; et il se fâche de ce qu’un des condamnés, un prêtre et fort coupable, ait esquivé le châtiment. Jacques Le Saige est un badaud très curieux, un pèlerin très Renaissance. La nuit de l’Ascension, Jean du Bos et lui vont à Saint-Marc. Et la cérémonie est superbe. Mais Jean du Bos et Jacques Le Saige ont (sans reproche) des distractions : c’est que jamais ils n’avaient vu telle assemblée de si belles femmes, toutes les Vénitiennes de haute noblesse qui, d’habitude, ne se montrent pas au populaire et qui, pour la religieuse occasion, s’évadent hors de leurs palais. Elles font grand manège d’élégance et, à cause de la chaleur, agitent devant elles un « fatras de soie » : Jean du Bos et Jacques Le Saige n’avaient pas encore vu d’éventails. Et ces belles femmes ont de belles robes de damas ; quelles robes et qui déjà les « déshabillent si bien » ! décolletées et qui laissent voir la poitrine : et, dit Jacques Le Saige à son lecteur, cette poitrine, « soyez sûr qu’elle était bien blanche » !… Autrefois, le vieux Lengherand, lui aussi, remarquait le décolletage des Vénitiennes : mais il l’indiquait d’un mot rapide : et il baissait les yeux. Jacques Le Saige est mieux attendri. Les Vénitiennes du vieux Lengherand, ce sont un peu les frivoles qui, dans les verrières du moyen âge, festoient l’Enfant prodigue, le couronnent de roses et, en dépit de tout, gardent un chaste maintien. Les Vénitiennes de Jacques Le Saige ont un attrait de volupté plus capiteuse et ressemblent aux femmes de Carpaccio, à ses courtisanes.

Laissons les pèlerins, même Renaissance. Cherchons les poètes : c’est à eux qu’il est raisonnable de se fier pour le renseignement d’amour et de galanterie. Claude de Pontoux, natif de Chalon-sur-Saône et fils d’un apothicaire, étudia la médecine premièrement à Dôle ; et son père eut l’imprudence de l’envoyer à la célèbre université de Padoue. Beaucoup de jeunes Français étaient là, dans de pareilles conditions ; et, comme on raconte que les étudians d’Aix-en-Provence connaissent le chemin de Marseille, les étudians de Padoue allaient à Venise. Le petit Pontoux mène, à Venise, tandis que son père le croit à Padoue, la vie la plus gaie, au point qu’il en devient poète et fin sonnettiste :


Vogue, garçon, ô vaillant barquerolle,
Étends tes bras, voûte-toi, tire bien,
Fais moi voler d’un vol pégasien
Par ce canal ta légère gondole.