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térieur au voyage. La première impression du voyageur, nous l’avons toute fraîche dans une lettre qu’il adressait de Trieste, le 30 juillet 1806, à son ami Bertin ; Berlin la publia, sans retard et en l’absence de Chateaubriand, dans le Mercure : « À Venise, on venait de publier une nouvelle traduction du Génie du Christianisme… » Ce n’est pas pour indisposer Chateaubriand ; et un si bon procédé, c’est, aux yeux d’un auteur, l’honneur d’une ville. Mais Chateaubriand déteste Venise. Elle lui « déplaît ; » et il l’appelle « une ville contre nature, » une ville « où on ne peut faire un pas sans être obligé de s’embarquer » ou de « tourner dans d’étroits passages plus semblables à des corridors qu’à des rues. » Il avoue que la place Saint-Marc « mérite sa renommée. » Au surplus, l’architecture de Venise lui paraît « trop capricieuse et trop variée. » Et les gondoles !… « Ces fameuses gondoles toutes noires ont l’air de bateaux qui portent des cercueils. J’ai pris la première que j’ai vue pour un mort qu’on portait en terre… » Une gondole qu’il a prise pour un mort ? Quand Joubert lut cela dans le Mercure, il fut effaré : « Je meurs moi-même, écrivait-il à Mme de Vintimille, je meurs de peur que le Publiciste ne s’empare de cette phrase… » Le Publiciste fut clément, ou fut distrait. Et la phrase était imparfaite ; l’idée, ingénieuse. L’idée ne s’est pas perdue : nous l’avons revue depuis lors, plus d’une fois, chez plus d’un écrivain ; nous la reverrons. Toujours est-il qu’en 1806 Chateaubriand n’aime pas Venise, — et que c’est un scandale ou, du moins, une petite anomalie un peu choquante, — et qu’ainsi lepère du romantisme manque à l’un de ses devoirs protocolaires. Il se repentit ; et, plus tard, il aima Venise, comme il le devait. En 1833, il retourne à Venise. Il y attend la Duchesse de Berry. Il n’est plus jeune, il est mieux informé. Désormais, il se plaît à Venise, et tant, si fort, si joliment qu’ « au détriment de la monarchie légitime » il souhaite que la princesse ne vienne pas trop vite lui troubler cette sohtude enchantée ; il « souhaite de mauvais chemins à l’auguste voyageuse » et prend de grand cœur son parti du retard d’un bon demà-mois qu’éprouverait la restauration du roi Henri V. Il a battu sa coulpe : il adore Venise. Et il prélude comme ceci aux charmantes ou admirables rêveries que ne cessera plus d’inspirer la reine de l’Adriatique : « Grâce à ses brises voluptueuses et à ses fiots amènes, Venise garde un charme ; c’est surtout aux pays en décadence qu’un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l’existence y trouve ses déiicatesses. La séduction du ciel empêche d’avoir besoin de plus de digrdté humaine ; une vertu alt^ractive s’exhale de ces vestiges de