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REVUE DES DEUX MONDES.

Il ne s’agit encore pourtant que d’une fusillade d’avant-poste. Mais, à huit heures, une voix puissante s’élève ; de brefs éclairs rayent les hauteurs : le canon tonne. Nos troupes viennent de recevoir l’ordre fameux de Joffre, la proclamation immortelle, brève et nue comme une inscription antique, qui luit au fronton de la victoire de la Marne et que tous les Français connaissent par cœur :

« Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Sur tout l’immense front qui court de l’Alsace au camp retranché de Paris, un frisson a passé à la lecture de cet ordre du jour. Enfin, les nuages dont s’enveloppait la stratégie dilatoire du généralissime sont dissipés : nos troupes peuvent lire dans la pensée profonde du chef ; elles savent que, cette fois, si la victoire leur sourit, les clairons de la retraite ne viendront pas assombrir leur triomphe ; elles savent aussi quel est l’enjeu formidable de la partie qui s’engage. C’est « le choc décisif… Depuis les plus grands chefs jusqu’au plus humble des soldats, il n’est aucun de nous qui n’en ait la certitude[1]. » Cette conscience exacte de la situation, prise à la même heure et à tous les degrés de la hiérarchie par les soldats et les chefs, leur fait à tous la même âme : en même temps qu’elle les dispose aux sacrifices nécessaires, elle leur en découvre la noblesse et le sens ; elle les baigne d’une lumière divine, comme à Marathon, à Bouvines et à Valmy. La victoire de la Marne, pleine d’inconnu, de mystère, du côté allemand, fut essentiellement chez nous la « victoire de la clarté. »

Au moment où l’ordre du jour de Joffre parvient à nos troupes, la situation respective des deux armées du centre se présente à peu près comme suit : le Xe corps actif de von Bülow est placé face Baye-Congy ; la Garde, face Toulon-Ecury-le-Repos ; les Ie et IIe corps saxons de von Hausen, face Normée ; le XIIe corps de réserve, face Sommesous. Dans l’armée Foch,

  1. Asker, op. cit. — « C’est la grande bataille d’où dépend le sort du pays. » (Journal de X…)