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mesure en Lorraine, à la tête du 20e corps. Elle ignorait tout des intentions du généralissime. Cependant, des bruits couraient, qui n’étaient point perdus pour les fines oreilles champenoises : « c’est le dernier jour qu’on recule[1] ; » on se prépare « pour une bataille qui paraît des plus importantes[2]. » Les grandes décisions, si secrètes qu’on les tienne, ne peuvent jamais s’enfermer complètement en elles-mêmes : il y a toujours, autour d’elles, comme un halo qui les dénonce. Et peut-être aussi qu’en l’espèce la décision du généralissime s’accordait trop bien avec le vœu profond, l’ardente aspiration de ces hommes à qui, même vainqueurs, comme à Guise, à Lannois, à Fossé-Houart, à Bertoncourt, il demandait de se replier encore, de tenir pour négligeables les succès partiels, qui n’ont « qu’une valeur d’épisodes, » et de patienter jusqu’à l’heure du destin. On leur avait dit qu’ils opéraient une retraite stratégique par échelons et ils l’avaient cru d’abord ; mais, à mesure que la retraite se prolongeait, le temps faisait son œuvre, le soupçon les mordait et, dans les derniers jours, leur âme était lourde de toute la terre qu’il leur avait fallu céder à l’ennemi. Comme des enfans rageurs, ils piétinaient leurs pains de munition, que les sœurs d’Andecy ramassaient derrière eux pour leurs poules ; un officier d’Afrique, dans un débit, d’une voix rauque, réclamait de l’absinthe et, comme on refusait de le servir, empoignait d’autorité la bouteille : « Ah ! tant pis, on tue le cafard comme on peut ! » Et, à l’instituteur, un autre jetait : « C’est vous et vos prédications pacifistes qui êtes cause de tout : je vous déteste, je vous déteste ! »

Aigrissement de la retraite, frénésies d’un patriotisme exaspéré jusqu’à l’injustice ! Plus maîtres d’eux, les officiers supérieurs se taisaient. Le général Petit, qui logeait au presbytère de Villevenard et à qui l’abbé Rouyer demandait « s’il y avait danger, » répondait évasivement « qu’il ignorait tout, que l’armée française exécutait un plan connu du grand état-major[3]. » Le maire, l’instituteur, n’étaient pas plus heureux près du colonel. Que devait faire la population ? Partir, rester ? On verrait le lendemain. Mais, à onze heures du soir, sans bruit, les troupes décampèrent. On reculait encore, et ce fut

  1. Journal de l’instituteur Roland.
  2. La Guerre en Champagne : Journal de la supérieure d’Andecy.
  3. La Guerre en Champagne : Récit de l’abbé Rouyer.