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Johan de Meester, l’un des plus fins critiques de l’esprit européen, me donne cette pittoresque définition :

— Nous sommes un très petit pays qui a de très grandes affaires : toutes nos difficultés viennent de cette disproportion. Dans la jungle des Puissances, nous nous démenons comme un pauvre écureuil qui balance sa grande queue pour rattraper la chute de son tout petit corps ; la queue de la Hollande, c’est sa marine, son commerce, ses colonies. Nous cherchons notre aplomb en remuant tout cela autour de notre étroite vie continentale : il faut beaucoup de souplesse, et c’est bien fatigant...

Cette juste image trouve son commentaire réaliste et positif dans ces propos que me tient M. Kröller, armateur, financier, industriel, l’un des plus gros manieurs d’affaires cosmopolites de Hollande.

— Comment voulez-vous que je garde une opinion sur la guerre d’Europe ? J’ai des comptoirs à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Alger, à Alexandrie, d’importantes affaires au Maroc et en Sibérie. Seulement, j’ai aussi des comptoirs à Dusseldorf, à Emden, à Constantinople, à Liège, à Anvers, des usines à Varsovie. Si vous voulez mes sentimens personnels, je vous dirai que j’achète des tableaux français et que je voudrais passer l’été à Fontainebleau... mais ça n’a rien à voir avec les affaires : les affaires sont où elles sont, et je suis bien obligé d’y être avec elles, — quand on consent à m’y laisser. Les affaires de la Hollande sont partout ; donc, nous nous maintenons partout. Peut-être, d’ailleurs, sera-t-on content de nous trouver quand il faudra, par-dessus la guerre, revenir au grand jeu des échanges économiques. Nos intérêts ne sont pas spécialisés comme ceux des grandes Puissances ; ils ne peuvent être dégagés avec la netteté qui vous est habituelle. Notre action est commerciale, notre défense doit être commerciale. Notre commerce est l’histoire de notre passé ; je crois qu’il doit être aussi l’histoire de notre avenir.

En écoutant mon interlocuteur, un souvenir me frappe : les grands bourgeois que peignait Franz Hals posent volontiers autour des tables de conseil, devant leurs registres ouverts ; les femmes elles-mêmes aiment qu’on les groupe en assemblée des régentes de quelque institut ; les chiffres qu’on étale avec complaisance, la cassette qu’on sent bien lourde sont les accessoires essentiels de cet art intime et national.