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d’appareils de sauvetage et à constater que la cargaison se réduit à des barriques vides pour prolonger « appréciablement » la flottabilité du bâtiment. Sous pavillon neutre le voyage au pays neutre peut être risqué.

Au jour, trois pilotes successifs guident le Prinz Hendrik sur les pistes changeantes que les croiseurs-patrouilleurs tracent à travers les filets métalliques et les champs de mines ; bord à bord, les flottilles montante et descendante se croisent sur le mystérieux chenal qui mène à la haute mer. Çà et là des épaves surgissent, hunes ou cheminées ; la vague charrie des planches, des futailles, d’innommables débris. Au large de la côte septentrionale une vive canonnade des torpilleurs de veille, bientôt appuyée par le feu des batteries de terre, encadre trois hydravions ennemis qui piquent, se cabrent, fuient à tire d’hélice.

De singulières machines flottantes apparaissent : vieux monitors embusqués au tournant des passes, canonnières alignées en chapelet derrière leur chalutier éclaireur, dragues géantes aux architectures d’usine qui pèchent la mine aux confins de cet invisible port où, dociles aux signaux du jour, se pressent nos ravitailleurs ; j’en compte une cinquantaine autour du bateau-feu qui rallie ce matin-là les chercheurs de pilotes.

Par un saisissant paradoxe, dans ce décor de méfiance et de guerre, les navires marchands arborent un grand pavois dont aucune fête nautique ne connut le bariolage. Les neutres ont ouvert ici un concours d’affiches. Les pavillons d’étamine ne suffisent plus : on hisse en tête de mât des rectangles de bois ou de tôle dont la brise ne trahira pas les couleurs ; sur le pont, d’énormes panneaux-réclames répètent sur champ diapré le nom, le port d’origine, la destination du bâtiment. Un américain sème toute sa coque d’étoiles blanches sur bleu violent. Prévoyance tragique : un grand cargo arbore en lettres d’un mètre cette inscription : « Belgian relief. Rotterdam : » c’est l’arche de secours, l’arche de vie dont la destruction serait un double crime qui là-bas, derrière la frontière des Pays-Bas, affamerait un peuple de rationnés.

Les derniers patrouilleurs anglais flairent le courrier, l’abandonnent. C’est maintenant la mer neutre, la mer libre, celle où ne domine que le droit des gens. Nous n’allons la quitter que pour entrer dans ces eaux territoriales hollandaises où la souveraineté des Pays-Bas est aussi inviolable qu’au cœur