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Ils parièrent une bouteille de Champagne, comme s’il se fût agi d’un exercice de gymnastique.

Plus que vingt minutes...

Vingt minutes encore pour voir le soleil qui déchirait les nuages, pour se remuer, pour entendre la vie et les explosions. Les brancardiers étaient arrivés dans le boyau de communication. Les hommes avaient mis d’instinct leur baïonnette au canon ; ils étaient plus calmes : on sentait qu’un grand souffle avait passé sur eux tous...

Lucien serra la main de Vaisselle. Ils osèrent se regarder : on n’échange pas deux fois dans une vie de pareils regards. Lucien quitta son ami pour se porter en tête de la première section. Les chasseurs étaient correctement alignés dans la tranchée.

— Qu’ils sont beaux ! murmura l’officier.

Rien que le gradin à monter, et l’on serait sur le glacis. La rage de notre artillerie tournait à la démence. L’air tremblait, l’atmosphère éclatait, les canons allemands mugissaient, des mitrailleuses envoyaient une nappe de balles qui rasaient le sol. Comment pourrait-on sortir ? Ce n’était plus un bourdonnement d’insectes, mais les sifflemens de milliers de reptiles.

Le lieutenant Fabre eut l’audace de monter sur le marche-pied de départ. Tout son buste émergeait de la tranchée. Il fut saisi d’admiration. Livide d’émotion, il contemplait le capitaine de Quéré. Debout sur le glacis, immobile, appuyé sur sa canne, celui-ci faisait courir au cœur de ses hommes, par son exemple, un immense frisson.

Midi.

— Pour l’assaut ! cria Lucien... Faites passer... En avant !

…………………………..

Vaissette ouvrit les yeux. Il était étendu sur le sol. Il vit le ciel : jamais le ciel ne lui avait paru si bleu.

— Comme c’est bleu, dit-il, le ciel !

Il voulut bouger. Il ne put pas. Il était cloué à la terre. Il n’entendait plus de bruit. La bataille s’était apaisée. Deux brancardiers passaient à côté de lui. Ils virent ses yeux qui vivaient.

— Ah ! mon lieutenant ! dit l’un, nous voilà...

Il ne pouvait pas répondre. Le chasseur poursuivit :

— Ne vous raidissez pas. Nous allons vous mettre sur le brancard.