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ingrate, mais utile besogne. La propreté était difficile à obtenir : il n’est pas de brosse qui vienne à bout du limon des tranchées et de l’eau noirâtre qui croupit dans les cours des maisons flamandes. Il y a de l’eau partout, sauf dans les puits que vident dès le matin les petites pompes des paysans. Où étaient les uniformes brillans des premiers mois ? Le fermier, excédé de loger toutes ces troupes, et ne comprenant pas encore pourquoi l’on se battait et pourquoi les obus tuaient son bétail et défonçaient son champ, avait démonté sa pompe et retiré la corde de son puits. Il se disputait avec Angielli, qui ne parlait de rien moins que de lui faire un mauvais coup. L’arrivée de Lucien rétablit le calme. Les anciens se pressèrent autour de lui. Ils n’étaient pas nombreux ; la venue des renforts successifs, le départ des blessés, l’évacuation des malades, les morts, tout cela avait complètement transformé la compagnie : tout au plus comptait-elle une vingtaine des chasseurs du début. Mais son esprit subsistait, ses habitudes et sa tradition. Quelques hommes justement venaient du dépôt et avaient rejoint le cantonnement : des paysans du Dauphiné et des Pyrénées, qui n’étaient guère différons de Rousset ou de Diribarne, morts au champ d’honneur. Si bien que la présence des montagnards et celle d’Angielli, de Servajac, de Girard donnaient à Lucien l’impression qu’il n’avait pas quitté le bataillon.

— Nous savions bien que vous seriez là pour le grand coup, lui dit le caporal Gros.

Cette confiance ainsi exprimée lui fut chère. Mais il eut de la tristesse à constater que ses chasseurs étaient uniquement possédés par la pensée de cette attaque, que tout annonçait. Les uns s’étaient dispersés dans les cantonnemens. Ils se promenaient, désœuvrés, en traînant leurs souliers, pénétraient à l’estaminet, achetaient ce tabac belge léger qui brûlait dans les pipes avec une odeur de paille et de mélasse. Ils tâchaient d’entrer en conversation avec deux ou trois femmes, imposantes maritornes blondes, dont ils ne comprenaient point le langage : cela les faisait rire. Les autres, plus tranquilles, fourbissaient leurs armes, réparaient les vareuses, écrivaient chez eux. Ils avaient pris l’habitude de rédiger des lettres, et l’opération n’était plus laborieuse comme au début. Ils faisaient la lecture d’un journal qui les indignait ; ils portaient sur les civils de l’arrière des appréciations sévères.