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ou de blé. Ils s’étonnaient de ne pas rencontrer les cimes qui couronnent leurs paysages familiers. Cela les troublait, les rendait muets, leur donnait l’impression d’être des épaves perdues, ballottées sur une mer qu’ils ne connaissaient pas.

La colonne avançait pesamment. Angielli plaisantait les troupes qu’on croisait : des fantassins se rendant aux tranchées. Il apostrophait les artilleurs qui conduisaient leurs pièces, les conducteurs de voitures de ravitaillement. Le défilé se continuait sans fin. ; On rencontrait des uniformes de toutes les couleurs, de toutes les coupes : les races de cinq continens semblaient s’être donné rendez-vous sur la chaussée flamande. C’étaient des canonniers avec leurs batteries légères ou lourdes, des sections d’auto-canons, des dragons escortant des prisonniers lamentables, des tirailleurs marocains, des marins, un régiment d’Hindous. Des carabiniers et des lanciers belges aidés de nos territoriaux réparaient la route défoncée : le gland de leur bonnet de police s’agitant à chacun de leurs mouvemens, leur donnait, en dépit du cadre, un air de guerriers d’opéra-comique de 1830. Un long convoi d’ambulances ramenait des blessés à l’arrière.

Le bataillon traversa un village. Il y avait encore des civils : Vaissette contemplait avec ravissement ces êtres qui ne portaient point la tenue militaire. Des femmes regardaient passer les chasseurs, s’étonnant de leurs bérets.

— Ce sont des soldats des colonies, expliqua l’une.

— Ce sont des marins, rectifia l’autre. Ils ont retiré le pompon rouge, qui se voyait trop.

Les mulets du train de combat défilant placidement, l’oreille basse, les longs poils collés par la glaise, eurent un grand succès de curiosité. On s’arrêta pour quelques instans à la sortie du bourg. Vaissette entra dans un estaminet. On ne pouvait rien distinguer dans la pièce enfumée et noire. Il y avait là une trentaine de personnes qui avaient quitté leurs villages où tombaient nuit et jour les obus, et qui s’obstinaient à vivre dans le voisinage de leurs maisons démolies : toute une humanité inintelligente des événemens, affamée et misérable, et riant encore, et se lutinant, et buvant comme à une kermesse interminable. Dans l’écurie, une fillette, qui avait perdu ses parens, toussait, étendue sur de la paille mouillée, et sa toux colorait les pommettes fiévreuses et faisait monter à ses pauvres lèvres un filet de sang.