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bientôt un ruisseau, charriant des sacs, des poutres, des cadavres décomposés que l’eau déterrait. Le brouillard, à présent, prolongeait la nuit. Il semblait que revint l’automne et que se continuât sans interruption l’obscurité avec ses émotions. La pluie fine et la brume noyaient toute clarté, on ne voyait pas au delà du réseau. En même temps, les artilleries devenaient plus actives. Les gros obus passaient continuellement dans l’air, sans vous laisser une minute de tranquillité. Les ravitaillemens se faisaient avec peine : on ne pouvait circuler dans les boyaux ; leur boue emprisonnait les pieds, collait aux semelles, étreignait les cuisiniers qui arrivaient couverts d’une cuirasse de terre, ruisselans, apportant des soupes immangeables. Les heures semblaient des années, et elles passaient pourtant. On grelottait. On était assis sur un marchepied de terre glaise, les pieds dans l’épais liquide du fossé. On s’abritait avec une couverture aussi mouillée que les vêtemens. Que faire ? Quelques pas pour se distraire, regarder le brouillard nocturne, et c’est tout.

Sous le ruissellement continu, les plus bavards se taisent. ; C’est, dans la tranchée, le silence des cimetières sous la pluie. Les hommes courbent la tête docilement sous le bombardement et sous l’averse, les pieds gelés, le dos rond. Pas de révolte, pas de murmures. On dirait qu’ils se sont faits à cette vie. Ils subissent sans s’étonner la chute torrentielle de l’eau comme le déroulement des événemens qui les dépassent. Ils n’ont plus de volonté, ils n’ont plus de désir. Ils se courbent sous le joug, comme une paire de bœufs domestiques. Ils ne réfléchissent pas, ils acceptent cette existence : soupirent-ils même après le changement ?

— Je vous dis que la patrie a fait ce miracle, affirme le capitaine de Quéré. Elle les a façonnés aux exigences de cette guerre.

Vaissette, au fond, est du même avis ; il approuve :

— Ils sont résignés, prêts à tout.

...Le vent avait soufflé si fort, cette nuit-là, qu’il avait balayé, comme des feuilles mortes dans une allée, les brumes et tous les nuages du ciel. Les étoiles resplendirent. Au matin, le soleil se leva. La veille, deux compagnies du 36e bataillon avaient donné l’assaut contre un ouvrage ennemi, démoli par nos pièces, et dont le saillant, armé de mitrailleuses, menaçait nos lignes.