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immigration forcée, au risque et sans doute avec la pensée d’allumer entre anciens habitans et nouveaux arrivans des rivalités fratricides. Au surplus, est-ce que tous ceux dont on fit les exécuteurs de ces basses œuvres parurent convaincus de l’innocence de l’opération ? On eut beau avoir « fait venir, pour cette sale besogne, des soldats ou plutôt des brutes d’un autre endroit, à seule fin qu’il n’y ait pas de relations ni de faiblesses vis-à-vis des familles qui auraient imploré la pitié; » « à Roubaix, les officiers de la Garde se sont refusés... à enlever la nuit des femmes et des enfans. Ici, c’est le 64e venant de Verdun qui s’y est prêté. D’aucuns auraient mieux aimé, disaient-ils, rester dans les tranchées... Ils auront au moins la croix de fer et le nom de ce glorieux fait d’armes décorera leur drapeau. » « Quelques officiers allemands ont refusé de marcher, quelques soldats pleuraient, le reste brutal. » — « Larmes de désolation des parens et des enfans ainsi brutalement séparés n’attendrissaient pas les brutes allemandes. Parfois cependant un officier moins cruel se laissait attendrir par un désespoir trop grand et ne désignait pas toutes les personnes qu’il aurait cependant, — aux termes de ses instructions, — dû séparer. « Les Allemands, en faisant cette ignoble chose, reconnaissent avoir mis sur leur drapeau une tache ineffaçable. Plusieurs officiers et soldats sont enfermés en citadelle pour s’être refusés à la besogne. » Mais ceux qui ne s’y refusent pas, ceux qui en font l’apologie, ceux qui ne s’attendrissent pas, ce sont les savans, les « intellectuels, » les apôtres de la « Kultur, » et ce sont les grands chefs : « Par contre, un Boche, docteur en philosophie et en droit politique, un pasteur, a dit à un monsieur qu’on ne reculerait devant rien pour le salut de l’Empire. » Et un peu plus haut : « Monseigneur et monsieur le maire ont eu plusieurs entretiens courageux avec le général. Comme Monseigneur défendait énergiquement la population, ces paroles courtoises lui furent servies : «Vous, l’évêque, taisez-vous et sortez... » Comme il est naturel, la cruauté s’accompagne, çà et là, de lâcheté : « Mlle L..., la plus jeune, qui sort de la typhoïde et d’une bronchite, voit le sous-officier, qui emmenait sa bonne, s’approcher d’elle : « Quelle triste besogne on nous fait faire ! — Plus que triste, monsieur, on pourrait dire barbare. — Voilà un mot bien dur, vous n’avez pas peur que je vous vende ? » et, de fait, le traître la dénonce; on lui donne sept minutes, et on l’emmène nu-tête, en chaussons, à la recherche du colonel qui préside à cette noble bataille, et qui la condamne, lui aussi, à partir, malgré l’avis du docteur. »