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plus tard, quelle responsabilité pour l’autorité supérieure, du fantassin au général ! Dis bien à notre fils tout cela. » Ou c’est la plainte, non sur soi-même, mais sur tout ce peuple martyrisé : « La décision, comme ils le disent, est irrévocable ; les esclaves n’ont qu’à se taire. Nous sommes dans leurs mains... Que reste-t-il de plus à exiger de nous, si ce n’est de nous vendre sur les places publiques des villes allemandes ? » Chez d’autres, la rage trouve l’épithète qui convient: « Mesure d’apaches, » gronde un témoin. Mais il connaît les Allemands : « Avec eux, il ne faut plus s’étonner de rien. » Et voici l’idée persistante: «Il faudrait que toute la France, toutes les nations connaissent ce nouveau crime, avec sa préparation sournoise, ses apparences mensongères, sa fourberie déguisée. » Un mot revient fréquemment, et c’est le mot propre pour désigner cette cohue qui est chassée on ne sait où : un troupeau. Dans ce troupeau, il y a de tout : des hommes faits, des femmes, des « gamines de quinze ans, » de jeunes garçons de quatorze ans, « collégiens en culottes courtes.» Exode lamentable. Cependant, sur toute cette tristesse, la fierté, et peut-être l’ironie française, pique sa cocarde. On se redresse pour défiler. « Les soldats emmenaient les victimes à la gare de Saint-Sauveur sans que les parens puissent les accompagner; elles y restèrent jusqu’au soir où des wagons à bestiaux munis de planches en guise de bancs les emportèrent. Elles partirent au cri de : Vive la France! et au chant non moins prohibé de la Marseillaise. C’est la première fois depuis l’occupation qu’on entendit ce chant et cette acclamation. Malgré leur désolation, les partans devant l’ennemi eurent de la tenue. » La pièce suivante insiste là-dessus, comme sur un bon tour : « Tous ces pauvres gens se demandaient où et pourquoi on les emmenait; il y avait, je t’assure, de tristes tableaux, et, à côté de cela, toujours le côté gai, car on entendait des groupes chanter, les uns des chants patriotiques, les autres des refrains à la mode, et, comme ils stationnaient à la gare toute la journée, des groupes jouaient aux cartes en attendant le départ... On peut même dire que la majeure partie a été gaie ou plutôt faisait contre mauvaise fortune bon cœur, à l’ahurissement des Boches qui n’en revenaient pas de voir le caractère français, ne reculant devant aucun sacrifice. »

Ainsi ceux qui s’en vont se contraignent à sourire, pour que ceux qui restent pleurent moins. Mais ceux qui restent! « Malgré cela, c’est pénible de se voir à leur merci, car tout chez eux est fausseté, et on se demande dans quel but cette évacuation et dans quel état de santé et de moral ces gens reviendront. » — « Rien des événemens ne m’a