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pièces qui le composent est la longue lettre, d’un pathétique allant jusqu’au tragique, qui a été remise « par M. D..., ancien receveur particulier, à M. Jules Cambon, ambassadeur de France, ancien préfet de Lille. » Écrite le 30 avril, dans la fièvre de l’émotion, elle peint au vif ces scènes déchirantes. Admirable lettre, maintenant publiée comme elle devait l’être, et répandue dans le monde entier à des centaines de milliers d’exemplaires. Mais elle a un post-scriptum, qui n’est ni moins beau, ni moins triste, ni moins édifiant. Il n’a pas été reproduit. Le voici, un peu abrégé :


Cette lettre n’exagère rien, vous pouvez la communiquer: qu’elle fasse bien connaître ce peuple à ceux qui n’auraient pas encore assez de haine et de mépris pour frayer encore avec eux après la guerre... Vexations et privations de toutes sortes... Défense d’entrer en ville d’autre viande que celle du Comité (de ravitaillement) et nous avons eu deux fois 150 grammes par personne en quatre mois; encore la paie-t-on cinq francs la livre, même au Comité... Beaucoup ne se nourrissent plus que de riz... Un jour, un wagon de poisson et d’œufs nous arrivent, ils sont, contre tout droit, arrêtés et envoyés en Allemagne. L’autre jour arrive encore pour notre ville, par le Comité, 55 000 francs de viande. Une série de vexations l’arrête et la laisse se putréfier sur place. Les pommes de terre ici et aux environs se gâtent, on ne les laisse pas entrer et les forces diminuent... Je ne dis pas cela pour qu’on nous plaigne, mais pour vous montrer que, même physiquement, nous ne sommes pas soutenus pour les tortures morales que nous subissons, privés de tout réconfort, de toutes nouvelles de vous. Aussi la mortalité augmente d’une façon effrayante: 45 pour 100 sur une population réduite de moitié. Des cas de folie nombreux dans certaines régions, cela ne nous étonne pas. Nous sommes à bout de forces, il faut être constamment en état de veille pour défendre et soutenir les pauvres gens.


Il nous sera permis de souligner, quoiqu’il n’en soit pas besoin, un ou deux traits de ce post-scriptum, ceux d’abord ou s’affirme une vaillance qui ne veut pas désespérer, avec une continuelle attention au devoir national et social. «Je ne dis pas cela pour qu’on nous plaigne... Il faut être constamment en état de veille pour défendre et soutenir les pauvres gens. » Et ce ne sont pas des traits personnels. Ce n’est pas la qualité d’une âme choisie, mais, parce que choisie, solitaire ou rare. Même note, d’un son aussi pur, dans une autre pièce : « Plus cela va mal, plus il nous semble que nous approchons de la délivrance. » Ailleurs, c’est la colère qui domine, au spectacle « des filles, des fillettes, des jeunes gens de quatorze ans, » arrachés des bras de leurs mères, « empaquetés dans des tramways réquisitionnés, expédiés comme des troupeaux d’esclaves pour une destination inconnue. » — « Quelle haine impuissante pour le moment ! mais,