Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/945

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le général. » Mais, en réalité, tout porte à croire que celui-ci, sous l’apparente sévérité de son jugement, admirait et enviait, chez ses héroïques « enfans, » cette naïveté souriante et ce « détachement » des intérêts matériels qui affligent l’esprit, plus « positif, » de l’écrivain anglais. Et d’autant plus, d’ailleurs, devons-nous attacher de prix à la manière dont ce dernier se voit quasiment forcé de louer les qualités militaires de ce peuple, dont la véritable nature lui demeure fermée :


Individuellement, le soldat russe est, sans contredit, le plus magnifique soldat du monde entier. Il s’arrange à merveille du froid ou de la faim, et supporte les pires épreuves sans un seul mot de plainte. Avec cela, un courage indomptable. Au milieu des plus, terribles dangers, il joue, il danse, il chante, il s’amuse. Blessé, les membres en miettes et le corps déchiré, vous ne l’entendrez pas proférer un murmure. Transportez-le d’une tente à l’autre, soumettez- ! e au traitement le plus douloureux : il se laissera faire en silence, et son beau visage n’exprimera rien qu’une foi respectueuse dans votre savoir, une gratitude ingénue pour votre bonté !


Ainsi M. Liddell, d’un bout à l’autre de son livre, ne cesse pas de rendre hommage aux trésors d’énergie et de résignation renfermés au fond de l’âme de chaque soldat russe. Mais nous avons l’impression qu’il juge cette âme de trop haut, — ou, plutôt encore, de trop loin, — au lieu d’avoir su se mettre à son niveau comme l’ont fait, avant lui, non seulement un poète de l’espèce de M. Stephen Graham, mais aussi l’obscur et ignorant boutiquier anglais dont j’ai eu naguère l’occasion de raconter ici l’étonnante aventure[1]. Tandis que, d’autre part, aucun des livres provenant du « front oriental » qu’il m’a été donné de lire jusqu’ici ne m’a semblé aussi riche en renseignemens documentaires sur les divers aspects de l’organisation pratique de l’armée russe. Faute pour lui de vouloir ou de pouvoir comprendre ce qui se passait au dedans des « enfans » intrépides dont il partageait lui-même, vaillamment, les plus rudes épreuves, personne n’a mieux observé les dehors de leur vie, leur manière de manger et de se vêtir aussi bien que leur manière de se battre, et comment ils souffrent, et avec quelle confiance « puérile » et sublime ils accueillent la mort. Voici, par exemple, dès le début de son livre, une sorte de petit « tableau » qui m’a, pour mon compte, fort intéressé et qui aura de quoi, sans doute, instruire utilement plus d’un lecteur français :


Le soldat russe fait la guerre pour une somme moyenne de trente sous par mois. En temps de paix, il reçoit un peu moins, environ six sous par

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1916.