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des conclusions hâtives. Celles que l’on a voulu tirer déjà de détails d’une authenticité douteuse ou de faits mal interprétés sentaient par trop le parti pris et nous ramenaient au beau temps des polémiques qui suivirent la bataille de Tsou-Shima.

Oserai-je ajouter qu’au moment même où j’écris ces lignes, (on veut bien m’avertir qu’il existe déjà une vérité officielle au sujet de la bataille du 31 mai et qu’il serait vain de prétendre s’en écarter d’une manière sensible ? Malheureusement, cette vérité n’a pas encore jugé convenable de sortir de son puits. On ne s’étonnera pas si je tâtonne un peu, privé de ses rayons.

« Après vingt-deux mois d’attente… » disais-je tout à l’heure. Je ne pense pas, en effet, que jamais bataille navale ait été plus attendue que celle-ci, plus désirée des uns et avec une passion que l’on comprend quand on songe que le plus bel et le plus juste orgueil militaire était en jeu, plus désirée des autres aussi, mais point de la même façon ni avec la même unanimité ; car, s’il s’agissait de la satisfaction de haines furieuses en même temps que d’ambitions désordonnées, on n’était pas complètement d’accord, dans ce camp-là, sur les moyens les plus expédions d’arriver au but que l’on se proposait. D’ailleurs, les moins clairvoyans des marins allemands, — c’est d’eux que je parle, n’est-ce pas ? — ne pouvaient se faire illusion sur l’étendue des risques que leur faisait courir une rencontre avec la flotte anglaise, quelque habileté qu’ils pussent mettre à en limiter les conséquences tactiques ; et si une appréhension parfaitement justifiée ne diminuait ni leur courage, ni leur résolution, c’est peut-être que le danger porte en lui-même une sorte d’attirance à laquelle les tempéramens énergiques résistent difficilement.

Il faut tenir aussi un large compte, dans l’appréciation de la mentalité des marins de Guillaume II au sujet de cette grave affaire de la bataille navale, de l’inévitable réaction que produisait sur eux la violence des sentimens populaires qu’ils avaient eux-mêmes provoqués, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire ici[1]. Je ne sais pas si les cris de triomphe qui éclatent autour d’eux peuvent les persuader de leur victoire. J’en doute. Ils ont

  1. Revue des Deux Mondes du 15 mai 1916 : « La sortie de la flotte allemande, » page 383.