Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/822

Cette page n’a pas encore été corrigée

8Î8 REVUE DES DEUX MONDES.)

Ces explications leur suffisaient. L’une indiquait la cause imme’diate et précise de la défaite : la faiblesse de l’artillerie. L’autre leur en fournissait les raisons générales et vagues.

Les chasseurs se portèrent sur le côlé de la route. On criait : « A droite ! à droite ! » Un convoi aulornobile défilait à toute vitesse, les rattrapait, Fabre et Vaissette se retournèrent en se rangeant. C’était une théorie d’autobus parisiens. Ils passaient, dans la brume, couverts de boue ; on n’avait pas eu le temps de les repeindre : ils étaient tels que quelques semaines aupa- ravant sur les boulevards : seule, la plaque indicatrice du par- cours avait été enlevée. Fabre les revit traversant avec fracas les rues et les avenues ; il se rappela les heures d’attente sous l’averse, les grosses lanternes de couleur se croisant dans les carrefours, les soirs d’hiver pluvieux de la capitale, les lumières de la place Clichy, ces deux mots « Madeleine-Bastille, » la gloire des couchers de soleil sur la Seine et le Louvre, et la pompe des crépuscules faisant flamboyer l’arche immense de l’Etoile. Les autobus se perdaient au loin sur la route, s’en- fonçaient dans le bois.

— Paris !... Paris !... songeait Lucien. Cependant la colonne marchait toujours.

Les hommes avaient faim. En l^orraine, on avait, pendant les étapes, du blé pris à pleines poignées le long des routes, des pommes de terre qu’on faisait cuire au moindre arrêt, qu’on mangeait presque crues et brûlantes, ces mirabelles dont l’or parsemait les vergers ; un homme on emplissait son béret, rat- trapait en courant la colonne, distribuait les fruits à toute l’escouade. Sur ces confins de la Champagne et de l’Argonne, il n’y avait rien à glaner ; on n’avait pas touché de vivres ; on avait faim. Tout le long de la route, les chasseurs avaient ramassé des morceaux de bois, les avaient mis sur leur sac, pour faire un feu et le café : cette eau chaude et sucrée, qui n’a guère que le goût de fer-blanc de la gamelle et des quarts, est l’huile qui fait marcher la machine humaine qu’est un régiment. Mais on n’avait pas fait de h^ilte assez longue pour allumer les brindilles, on avançait presque sans arrêt.

— Faut croire qu’ils ont besoin de nous le plus tôt possible, déclara le caporal Gros.

— Heureusement que nous sommes là, répondit Angielli. C’était un Marseillais, employé dans les docks, un colosse