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élève aujourd’hui sur les ruines de la France, promet de surpasser en horreur l’Empire de toutes les Russies. Voyons, l’Empire russe, tout détestable qu’il est, a-t-il jamais fait à l’Allemagne, à l’Europe, la centième partie du mal que l’Allemagne fait aujourd’hui à la France et qu’elle menace de faire à l’Europe tout entière ? » Il y avait du prophétisme dans ces paroles d’un révolutionnaire qui avait déjà soutenu contre les socialistes allemands des luttes pénibles. Et l’on y découvrirait aussi, peut-être, les traces d’un nationalisme nouveau, qui, conjugué avec l’idée libérale et appuyé sur elle, commençait du temps de Bakounine, à se répandre en Russie.

L’école historique contemporaine, dont Albert Sorel aura été l’un des maîtres, a fait une découverte qui, dans le domaine de la politique et de la sociologie, peut être regardée comme équivalant à celles de la science dans le monde physique. Grâce à cette découverte, nous pouvons comprendre aujourd’hui les formidables mouvemens dont l’Europe a été agitée au cours du XIXe siècle. Tour à tour, en s’éclairant, en se libérant, en prenant conscience d’eux-mêmes, les peuples contemporains se sont élevés à l’idée de nationalité et à l’idée de race. Un instinct puissant les a poussés à rompre l’ancienne organisation de l’Europe pour s’agglomérer selon leurs affinités. De là, les guerres pour l’indépendance et pour l’unité que l’Allemagne, l’Italie, puis les populations balkaniques, auront successivement entreprises. Et puis, un jour est arrivé où les États formés, comme l’Empire allemand, au nom du principe des nationalités, se sont sentis à l’étroit entre leurs frontières. L’expansion est devenue pour eux un besoin. Le droit des nationalités voisines a été méconnu. Il a même commencé à leur apparaître comme une menace. Alors naît la tentation de briser par la force les aspirations à l’indépendance et à l’unité de ces races, détestables rivales, qui veulent s’affranchir et vivre leur vie à leur tour : telle a été la cause profonde de la guerre de 1914, l’existence de la Serbie faisant obstacle à l’expansion allemande. Ainsi s’est produit le choc du monde germanique et du monde slave que Renan avait annoncé, où la fatalité devait entraîner la France. En Russie et dans les pays balkaniques, l’opinion publique se sera éveillée plus tard qu’en Italie et en Allemagne à la conception des nationalités. Elle s’est passionnée pourtant, à son heure, pour le principe idéal qui a déterminé de nos jours