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qu’on rendait à Luther tournait au préjudice d’une autre gloire, celle de saint Boniface : celui-ci, tout Allemand qu’il fût, était convaincu de lèse-germanisme, pour avoir fortifié les liens entre l’Allemagne et Rome, ce qui était le contraire d’une œuvre kerndeutsch, d’une œuvre foncièrement allemande. La confession de saint Boniface relevait d’un Evangile « sémitique » et d’une organisation « romaine ; » la confession de Luther relevait encore d’un évangile « sémitique, » mais avait proscrit, du moins, cet autre élément exotique, l’influence de Rome. Là-dessus, certains pangermanistes raffinèrent[1](d) ; et ce qu’ils reprochèrent, eux, à saint Boniface, ce fut tout simplement d’avoir fait l’Allemagne chrétienne, d’avoir créé un lien religieux entre l’âme allemande et la lointaine Palestine, d’avoir détruit les vieux arbres sacrés qui, seize siècles avant la statue d’Hindenburg, satisfaisaient la religiosité allemande, et d’avoir renversé la gloire d’Odin, dieu foncièrement allemand (kerndeutsch). Le Christ était encore un dieu étranger : ne pouvait-on proposer aux consciences allemandes une divinité plus authentiquement allemande, une divinité qui fût autrefois issue de leurs propres aspirations, qui fût éclose du terroir indigène ? Oui certes, ce parachèvement pouvait encore s’imaginer ; il suffirait de substituer au Dieu étranger, à Jéhovah ou à son fils Jésus, un Dieu allemand. Odin retrouva des adorateurs ; et contre Boniface un nouveau grief s’éleva, celui d’avoir autrefois acheminé l’âme allemande vers un ciel qui n’avait plus rien d’allemand.

Voici maintenant que parallèlement à cette apologétique protestante dont les protestans des autres pays déclarent hautement qu’elle diminue Luther en localisant la portée religieuse de son œuvre, parallèlement à ces bizarres essais de renouveau païen qui font du ciel lui-même une sorte de Hinterland allemand, certains catholiques, heureusement protégés contre les suprêmes outrances par la rigueur de leur dogme, esquissent à leur tour d’attristans mouvemens de condescendance. Puisqu’ils ne peuvent songer, eux, à exiger un Dieu kerndeutsch, hôte du Walhalla, ou un christianisme kerndeutsch, sorti de la Wartburg, ils aspireront du moins à conduire les pèlerinages allemands aux pieds de quelque madone qui soit vraiment allemande. Rien de plus frappant, à cet égard, que le sérieux avec

  1. Voyez notre livre : Vieille France, Jeune Allemagne, p. 261-269. Paris, 1903.